Variétés LHumanisphère
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Chez les humanisphériens, un homme qui ne saurait manier quun seul outil, que cet outil fût une plume ou une lime, rougirait de honte à cette seule pensée. Lhomme veut être complet, et il nest complet quà la condition de connaître beaucoup. Celui qui est seulement homme de plume ou homme de lime est un castrat que les civilisés peuvent bien admettre ou admirer dans leurs églises ou dans leurs fabriques, dans leurs ateliers ou dans leurs académies, mais ce nest pas un homme naturel; cest une monstruosité qui ne provoquerait que léloignement et le dégoût parmi les hommes perfectibilisés de lhumanisphère. Lhomme doit être à la fois homme de pensée et homme daction, et produire par le bras comme par le cerveau. Autrement il attente à sa virilité, il forfait à luvre de la création; et, pour atteindre à une voix de fausset, il perd toutes les larges et émouvantes notes de son libre et vivant instrument. Lhomme nest plus un homme alors, mais une serinette. Un humanisphérien non seulement pense et agit tout à la fois, mais encore il exerce dans la même journée des métiers différents. Il cisèlera une pièce dorfèvrerie et travaillera sur une pièce de terre : il passera du burin à la pioche, et du fourneau de cuisine à un pupitre dorchestre. 1l est familier avec une foule de travaux. Ouvrier inférieur en ceci, il est ouvrier supérieur en cela. Il a sa spécialité où il excelle. Et cest justement cette infériorité et cette supériorité des uns envers les autres qui produit lharmonie. Il nen coûte nullement de se soumettre à une supériorité, je ne dirai pas officiellement, mais officieusement reconnue, quand linstant daprès, et dans une autre phase de la production, cette supériorité deviendra votre infériorité. Cela crée une émulation salutaire, une réciprocité bienveillante et destructive des jalouses rivalités. Puis, par ces travaux divers, lhomme acquiert la possession de plus dobjets de comparaison, son intelligence se multiplie comme son bras, cest une étude perpétuelle et variée qui développe en lui toutes les facultés physiques et intellectuelles, et dont il profite pour se perfectionner dans son acte de prédilection. Je répète ici ce que jai déjà noté précédemment : Quand je parle de lhomme, ce nest pas seulement dune moitié de lhumanité dont il est question, mais de lhumanité entière, de la femme comme de lhomme, de lEtre humain. Ce qui sapplique à lun sapplique également à lautre. Il ny a quune exception à la règle générale, un travail qui est lapanage exclusif de la femme, cest celui de lenfantement et de lallaitement. Quand la femme accomplit ce labeur, il est tout simple quelle ne peut guère soccuper activement des autres. Cest une spécialité qui léloigne momentanément de la pluralité des attributions générales, mais, sa grossesse et son nourriciat achevés, elle reprend dans la communauté ses fonctions, identiques à toutes celles des humanisphériens. A sa naissance, lenfant est inscrit sous les nom et prénoms de sa mère au livre des statistiques; plus tard, il prend lui-même les nom et prénoms qui lui conviennent, garde ceux quon lui a donnés ou en change. Dans lhumanisphère, il ny a ni bâtards déshérités ni légitimes privilégiés. Les enfants sont les enfants de la nature, et non de lartifice. Tous sont égaux et légitimes devant la mère, lhumanisphère et lhumanisphérité. Tant que lembryon externe est encore attaché à la mamelle de sa mère comme le ftus dans lorgane interne, il est considéré comme ne faisant quun avec sa nourrice. Le sevrage est pour la femme une seconde délivrance qui sopère lorsque lenfant peut aller et venir seul. La mère et lenfant peuvent rester encore ensemble, si tel est le bon plaisir des deux. Mais si lenfant qui sent pousser ses petites volontés préfère la compagnie et la demeure des autres enfants, ou si la mère, fatiguée dune longue couvée, ne se soucie plus de lavoir constamment près delle, alors ils peuvent se séparer. Lappartement des enfants est là, et pas plus que les autres il ne manquera de soins, car tour à tour toutes les mères sy donnent rendez-vous. Si, dans la permutation des décès et des naissances, il se trouve quun nouveau-né perde sa mère, ou quune mère perde son enfant, la jeune femme qui a perdu son enfant donne le sein à lenfant qui a perdu sa mère, ou bien on donne à lorphelin la mamelle dune chèvre ou dune lionne. Il est même dusage parmi les mères nourricières de faire boire à lenfant chétif du lait danimaux vigoureux tel que le lait de lionne, comme parmi les civilisés on fait prendre du lait dânesse aux poitrinaires. (Noublions pas quà lépoque dont il est question, les lionnes et les panthères sont des animaux domestiques; que lhomme possède des troupeaux dours comme nous possédons aujourdhui des troupeaux de moutons ; que les animaux les plus féroces se sont rangés, soumis et disciplinés sous le pontificat de lhomme; quils rampent à ses pieds avec une secrète terreur et sinclinent devant lauréole de lumière et délectricité qui couronne son front et leur impose le respect. Lhomme est le soleil autour duquel toutes les races animales gravitent.) La nourriture des hommes et des femmes est basée sur lhygiène. Ils adoptent de préférence les aliments les plus propres à la nutrition des muscles du corps et des fibres du cerveau. Ils ne font pas un repas sans manger quelques bouchées de viande rôtie, soit de mouton, ours ou buf; quelques cuillerées de café ou autres liqueurs qui surexcitent la sève de la pensée. Tout est combiné pour que les plaisirs, même ceux de la table, ne soient pas improductifs ou nuisibles au développement de lhomme et des facultés de lhomme. Chez eux tout plaisir est un travail, et tout travail est un plaisir. La fécondation du bonheur y est perpétuelle. Cest un printemps et un automne continus de satisfactions. Les fleurs et les fruits de la production, comme les fleurs et les fruits des tropiques, y poussent en toute saison. Tel le bananier est le petit humanisphère qui pourvoit au gîte et à la pâture du nègre marron, tel aussi lhumanisphère est le grand bananier qui satisfait aux immenses besoins de lhomme libre. Cest à son ombre quil aspire à pleins poumons toutes les douces brises de la nature et que, élevant sa prunelle à la hauteur des astres, il en contemple tous les rayonnements. Comme on doit le penser, il ny a pas de médecins, cest dire quil ny a pas de maladies. Quest-ce qui cause les maladies aujourdhui ? Les émanations pestilentielles dune partie du globe et, surtout, le manque déquilibre dans lexercice des organes humains. Lhomme sépuise à un travail unique, à une jouissance unique. Lun se tord dans les convulsions du jeûne, lautre dans les coliques et les hoquets de lindigestion. Lun occupe son bras à lexclusion de son cerveau, lautre son cerveau à lexclusion de son bras. Les froissements du jour, les soucis du lendemain contractent les fibres de lhomme, arrêtent la circulation naturelle du sang et produisent des cloaques intérieurs doù sexhalent le dépérissement et la mort. Le médecin arrive, lui qui a intérêt à ce quil y ait des maladies comme lavocat a intérêt à ce quil y ait des procès, et il inocule dans les veines du patient le mercure et larsenic ; dune indisposition passagère, il fait une lèpre incurable et qui se communique de génération en génération. On a horreur dune Brinvilliers, mais vraiment quest-ce quune Brinvilliers comparée à ces empoisonneurs quon nomme des médecins ? La Brinvilliers nattentait quà la vie de quelques-uns de ses contemporains ; eux, ils attentent à la vie et à lintelligence de tous les hommes jusque dans leur postérité. Civilisés! civilisés! ayez des académies de bourreaux si vous voulez, mais nayez pas des académies de médecins! Homme damphithéâtres ou déchafauds, assassinez sil le faut le présent, mais épargnez au moins lavenir!... Chez les humanisphériens il y a équation dans lexercice des facultés de lhomme, et ce niveau produit la santé. Cela ne veut pas dire quon ne sy occupe pas de chirurgie ni danatomie. Aucun art, aucune science ny sont négligés. Il nest même pas un humanisphérien qui nait plus ou moins suivi ces cours. Ceux des travailleurs qui professent la chirurgie exercent leur savoir sur un bras ou une jambe quand un accident arrive. Quant aux indispositions, comme tous ont des notions dhygiène et danatomie, ils se médicamentent eux-mêmes, ils prennent lun un bol dexercice, lautre une fiole de sommeil, et le lendemain, le plus souvent tout est dit : ils sont les gens les plus dispos du monde. Contrairement à Gall et à Lavater, qui ont pris leffet pour la cause, ils ne croient pas que lhomme naisse avec des aptitudes absolument prononcées. Les lignes du visage et les reliefs de la tête ne sont pas choses innées en nous, disent-ils; nous naissons tous avec le germe de toutes les facultés (sauf de rares exceptions, il y a les infirmes du mental comme du physique, mais les monstruosités sont appelées à disparaître en Harrnonie), les circonstances extérieures agissent directement sur elles. Selon que ces facultés se trouvent ou se sont trouvées exposées à leur rayonnement, elles acquièrent une plus ou moins grande croissance, se dessinent dune telle ou telle autre manière. La physionorme de lhomme reflète ses penchants, mais cette physionomie est le plus souvent bien différente de celle quil avait étant enfant. La crâniologie de lhomme témoigne de ses passions, mais cette crâniologie na le plus souvent rien de comparable avec celle quil avait au berceau. De même que le bras droit exercé au détriment du bras gauche, acquiert plus de vigueur, plus délasticité et aussi plus de volume que son frère jumeau, si bien que labus de cet exercice peut rendre un homme bossu dune épaule, de même aussi lexercice exclusif donné à certaines facultés passionnelles peut en développer les organes et rendre un homme bossu du crâne. Les sillons du visage comme les bosses du crâne sont lépanouissement de nos sensations sur notre face, mais ne sont nullement des stigmates originels. Le milieu dans lequel nous vivons et la diversité des points de vue où sont placés les hommes, et qui fait que pas un ne peut voir les choses sous le même aspect, expliquent la diversité de la crâniologie et de la phrénologie chez lhomme, comme la diversité de ses passions et de ses aptitudes. Le crâne dont les bosses sont également développées est assurément le crâne de lhomme le plus parfait. Le type de lidéal nest sans doute pas dêtre bossu ni cornu. Que de gens pourtant dans le monde actuel sont fiers de leurs bosses et de leurs cornes! Si quelque docte astrologue, au nom de la prétendue science, venait dire que cest le soleil qui séchappe des rayons, et non les rayons qui séchappent du soleil, ma parole, il se trouverait des civilisés pour le croire et des commis-professeurs pour le débiter. Pauvre monde! Pauvres corps enseignants! Enfer dhommes! Paradis dépiciers ! Comme il ny a là ni esclaves ni maîtres, ni chefs ni subordonnés, ni propriétaires ni déshérités, ni légalité, ni pénalité, ni frontières ni barrières, ni codes civils ni codes religieux, il ny a non plus ni autorités civiles, militaires et religieuses, ni avocats ni huissiers, ni avoués ni notaires, ni juges ni policiers, ni bourgeois ni seigneurs, ni prêtres ni soldats, ni trônes ni autels, ni casernes ni églises, ni prisons, ni forteresses, ni bûchers ni échafauds; ou, sil y en a encore, cest conservé dans lesprit-de-vin, momifié en grandeur naturelle ou reproduit en miniature, le tout rangé et numéroté dans quelque arrière-salle de musée comme des objets de curiosité et dantiquité. Les livres même des auteurs français, cosaques, allemands, anglais, etc., etc., gisent dans la poussière et les greniers des bibliothèques : personne ne les lit, ce sont des langues mortes du reste. Une langue universelle a remplacé tous ces jargons de nations. Dans cette langue, on dit plus en un mot que dans les nôtres on ne pourrait dire en une phrase. Quand par hasard un humanisphérien savise de jeter les yeux sur les pages écrites du temps des civilisés et quil a le courage den lire quelques lignes, il renferme bientôt le livre avec un frémissement de honte et de dégoût; et, en songeant à ce quétait lhumanité à cette époque de dépravation babylonnienne et de constitutions civilitiques, il sent le rouge lui monter au visage, comme une femme, jeune encore, dont la jeunesse aurait été souillée par la débauche, rougirait, après sêtre réhabilitée, au souvenir de ses jours de prostitution. La propriété et le commerce, cette affection putride de lor, cette maladie usurienne, cette contagion corrosive qui infeste dun virus de vénalité les sociétés contemporaines, et métalise lamitié et lamour; ce fléau du XIXe siècle a disparu du sein de lhumanité. Il ny a plus ni vendeurs ni vendus. La communion anarchique des intérêts a répandu partout la pureté et la santé dans les murs. Lamour nest plus un trafic immonde, mais un échange de tendres et purs sentiments. Vénus nest plus la Vénus impudique. mais la Vénus Uranie. Lamitié nest plus une marchande des halles caressant le gousset des passants et changeant les mielleux propos en engueulements, selon quon accepte ou refuse sa marchandise, cest une charmante enfant qui ne demande que des caresses en retour de ses caresses, sympathie pour sympathie. Dans lHumanisphère, tout ce qui est apparent est réel : lapparence nest point un travestissement. La dissimulation fut toujours la livrée des valets et des esclaves : elle est de rigueur parmi les civilisés. Lhomme libre porte au cur la franchise, cet écusson de la Liberté. La dissimulation nest pas même une exception parmi les humanisphériens. |