Fraternité.

 

Un journal résolument socialiste, le Bien-Etre Social, a répondu à, l’envoi de notre premier numéro par une accolade toute fraternelle. Nous lui renvoyons salut pour salut. Sur le terrain des principes et entre hommes qui ont les mêmes aspirations, l’union fait la force ; mais, – comme nos frères d’idées de Bruxelles, – nous pensons que l’union ne se fait pas par la force, non plus que par la ruse ; elle ne peut résulter que de l’initiative raisonnée de chacun. Le temps des baisers Lamourette est passé ; il y aurait lâcheté insigne ou haute trahison à vouloir renouveler de nos jours ces tartufiades et ces escobarderies. A la veille comme au lendemain d'une insurrection, l’union entre tous les républicains serait aussi nuisible au progrès que l’union entre les républicains et les royalistes. L’union ne peut pas, ne doit pas exister entre ceux qui ont des tendances ennemies. Il peut y avoir coalition entre socialistes et républicains bourgeois, entre républicains-monarchistes et monarchistes-constitutionnels ou légitimistes, coalition tacite ou avouée entre tous ceux qui sont intéressés au renversement de l’obstacle commun, – mais union ? jamais. L’union ne serait pas l’union : ce serait une mystification : une abdication du mouvement révolutionnaire au profit de l’immobilisme réactionnaire. Il y a nécessité pour les socialistes à diviser ce qui est aggloméré dans une immorale et impuissante confusion, afin d’en extraire les éléments qui leur sont homogènes, et de les grouper de jalons en jalons sur le chemin du progrès, faisceau de pio[n]iers pour la révolution.

Nous reproduisons du Bien-Etre Social l’article suivant. (Nous engageons bourgeois et prolétaires à le méditer ; plus d’un cafard aura le rhume de cerveau, en le lisant, mais c’est leur faute, leur très-grande faute : que les morveux se mouchent.)

Quelques mots sur la division en politique.

Eternellement se plaindre de " la division des partis " c’est méconnaître la physiologie morale de l’homme à l’état de lutte, c’est nier l’essence même de l’humanité, qui ne s’avance sur le chemin du progrès qu’à travers mille déchirements.

Il faut bien le dire, ces jérémiades servent presque constamment d’excuse aux impuissants, qui espèrent justifier leur nullité en arguant de prétendus empêchements qu’ils trouvent, disent-ils, dans la division des partis.

Les partis politiques, pour lesquels la division est un véritable danger, sont ceux qui n’ont point de principes sociaux déterminés et qui ne vivent que de privilèges et d’expédients. – Ceux, au contraire, dont la morale et les principes s’appliquent, non pas au triomphe d’une classe, d’une catégorie de citoyens, mais bien à l’exaltation de l’espèce toute entière, n’ont rien à craindre des divisions, car les différends qui naissent de leur sein peuvent servir et leur servent souvent d’aiguillon au mieux.

Il est à remarquer que c’est précisément à la suite des profonds déchirements de parti que les révolutions radicales deviennent possibles. En effet, que les luttes intestines retentissent au dehors, comme cela se voit ordinairement, et voilà la multitude qui se passionne et, peu à peu les idées s’impriment dans la masse à force d’être marte[ll]ées sur l’enclume des formules diverses. C’est ainsi que l’on est un jour tout étonné de voir l’idée, échappée de sa petite église, rayonner à travers une nation, un monde ! Dans l’œuvre du progrès ce qui naît parti est appelé tôt ou tard à se transformer en opinion publique universelle.

Nous dirons, tout d’abord, que nous ne voulons parler, dans cet article, que des divisions ou prétendues divisions du parti républicain.

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Sur la route du progrès, la volonté de l’homme a droit de marquer ses étapes ; mais ce que nous ne pouvons admettre c’est que tel ou tel individu, ayant déterminé sa station définitive, vienne nous dire comme Jehovah aux flots de la mer : Tu n’iras pas plus loin ! Cette prétention peut n’être que d’un imbécile, cependant, il faut ajouter que si elle émane du cerveau d’un homme ayant quelque puissance dans l’âme, et ne reculant devant aucun des moyens, même[s] les plus honteux, pour tuer l’idée qui veut franchir la barre, cet homme est un coquin et un double traître.

Si l’on comprenait bien que chaque pas de l’humanité est marqué par un douloureux calvaire au pied duquel s’amoncellent des millions de victimes, il est à croire que les hommes, mieux inspirés, ne témoigneraient plus de cette rage de réaction contre tout ce qui veut franchir les limites tracées par leurs passions exclusives.

Dans l’accomplissement de l’œuvre révolutionnaire, il faut qu’il y ait un mariage intime entre le citoyen et la Révolution. La personnalité ne vaut que parce ce que vaut l’idée qu’elle représente. Le jour où un républicain dégage son individualité pour la mettre en dehors ou au-dessus de la Révolution, ce jour-là la République est attaquée, méprisée, lésée.

Le véritable révolutionnaire, se sentant embrasé à l’idée du but qu’il poursuit, se sentant appuyé, en outre, par cette formidable collectivité de citoyens qui opèrent, dans le même sens que lui, sait faire bon marché de sa personnalité.

Qu’importe ! après tout ; – que la Révolution triomphe, il triomphe avec elle, car lui c’est la Révolution, et la Révolution c’est lui ! – Cette croyance est celle des grandes âmes ; elle est l’inspiration de tous les dévouements.

Quant à ceux qui se ménagent, sur la route, de fraîches étapes pour loger leur égoïsme, et dont l’incessante préoccupation est de tracer, dans le domaine des libertés publiques, un cercle tout personnel bien exposé au soleil, à l’air pur, en un mot rempli de félicités de tous genres, ceux-là, dis-je, n’ont qu’un but : profiter à leur jour, à leur heure, des avantages de la Révolution, mais avoir bien soin de se mettre en dehors d’elle lorsqu’il y a quelque danger sérieux courir.

Nous avons remarqué que ce sont particulièrement les hommes de cette dernière catégorie qui crient le plus haut à la division.

L’église, dans laquelle ils ont une belle stalle, est la véritable église ; hors de là point de salut ! – Nous les rappelons à la pudeur.

L’insuffisance de conviction laisse les âmes impuissantes et les esprits sans boussole. On voit alors se dérouler la série des fautes politiques qui se sont accomplies en France lors de la Révolution de 1848. – Un mot, qui servait alors d’ordre du jour, eut suffi pour tout perdre, lors même qu’il n’eût pas été renforcé par un cortège de mesures liberticides : " Il ne faut pas faire peur à nos ennemis, " s’écriait-on de toutes parts. – Ce fut là le mot le plus impolitique de cette époque féconde en contradictions.

Ne point faire peur à ses ennemis, c’était leur laisser tout en main, le fauteuil administratif sur lequel ils étaient assis et d’où ils pouvaient, à leur gré, empoisonner le pays de réaction ; c’était insulter sans vergogne à ceux qui criaient : casse-cou ! à cette politique insensée ; finalement, c’était mener la Révolution à sa perte par le plus court chemin. Ce triste résultat ne s’est point fait attendre, car il était dans la logique même des choses, ainsi conduites. Dire, aujourd’hui, que c’est à la division du parti républicain qu’il faut rapporter cette grande misère, c’est une équivoque pitoyable à laquelle un homme de sens ne peut s’arrêter une minute.


 

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