Juin 48 ! Date solennelle, chaque fois que tu viens résonner à mon oreille, pourquoi éveilles-tu les vibrations de mon cur ? Pourquoi ma pensée sémeut-elle au souvenir de tes fatales mais non pas funestes journées ? Parce que les grandes haines sont comme les premières amours : il en reste toujours une petite étincelle. Le flot de sang de Décembre a passé sur ta plaie, ô Juin 48, et loin de leffacer il na fait que lenvenimer davantage : Bonaparte na pu faire oublier Cavaignac. Cest quil ne sagit nullement dune question individuelle, à savoir quel est le plus féroce de lAfricain ou du Corse, où sil y a entre eux complète analogie. Non, le cur et la pensée ne se passionnent pas pour des proportions si mesquines ; il sagit dune question bien autrement grandiose, à savoir quel fut alors le caractère respectif de la réaction et de la Révolution. On a osé dire, et cela se répète de nos jours, que Juin fut luvre des bonapartistes, que lor des Jésuites arma le bras des ouvriers des ateliers nationaux ; que les républicains ségorgèrent mutuellement, sans savoir pourquoi et par simple malentendu... Mensonges que cela ! Si par bonapartistes on entend tous ces travailleurs ignorants de lhistoire et à qui, dès leur enfance, par chansons ou par discours, on avait fait apprendre par cur le nom de Bonaparte, comme aussi on les avait catéchisé dans la foi des fétiches libéraux de 89 et de 1830 ; hélas ! oui, il y avait parmi les insurgés de Juin des bonapartistes... comme il y avait des cabétistes, des barbésistes, des raspailistes, des blanquistes, et dautres et encore. Le prolétariat entrait en sevrage ; il avait sucé chez sa nourrice du lait empoisonné, et il navait pas oublié entièrement encore lautorité des noms retentissants. La litanie des chef révolutionnaires était encore marmotée par bien des bouches. Mais, ce que lon ne peut méconnaître, cest que, durant ces titanesques journées, le nom de Bonaparte ne fut pas prononcé une seule fois sur les barricades. Le prolétariat avait mieux à faire que de songer à ses chauvines amours ; il avait à proclamer ses haines sociales. Aussi, la sociale république fut-il le seul cri de ralliement, le drapeau rouge le seul emblème de linsurrection. Il ny a pas déquivoque possible. La lutte sengagea bel et bien entre les révolutionnaires et les réacteurs, entre le droit au travail et lexploitation de lhomme par lhomme. Si lor des Jésuites a trempé dans ces événements, ce nest pas pour salarier les hommes de labeur, les érecteurs de barricades, mais pour soudoyer la garde-mobile, ces petits voyous du boulevard du crime, recruté à lécole des ignorantins, et commandés par des clercs et des commis sans place, officiers saute-ruisseaux, jaloux darroser leurs épaulettes neuves. Lor des Jésuites, il a provoqué à des mesures de rigueur contre des travailleurs sans ouvrage, à la fermeture des clubs et des ateliers nationaux, et, par contre-coup, à lappel aux armes, cette dernière raison des esclaves et des affamés ; il a servi aussi à gager la plume des journalistes, à éditer la calomnie, à faire répandre par la presse entière dinfâmes rumeurs de jambes sciées, de têtes rôties... Cet or là, il ne pleut jamais en gouttes monnayées dans la main des ouvriers socialistes ; il nest pas la rosée qui fait se lever les ilotes de la guerre sociale ; il est la manne corruptrice qui tombe toujours dans la poche entrebaillée des bourgeois érudits. Lor des Jésuites, ah ! il na grêlé dans la blouse des prolétaires de juin que pour la trouer , cest-à-dire transmuté en plomb ! Sans doute, on criait des deux côtés des barricades : Vive la République ! Qui dit non ? Mais ce cri était loin de vouloir dire la même chose ; les haines et les principes étaient bien tranchées. Dun côté, le drapeau tricolore ; de lautre, le drapeau rouge. Les uns avaient souligné sur leur bannière : Propriété, ordre légal ; les autres : Anarchie, la propriété cest le vol. Les uns avaient ou affectaient la haine des rois ; les autres avaient et certifiaient la haine des patrons. uvre des circonstances, produit de la fatalité, Juin a enfanté le socialisme, il la popularisé dans les masses. Sans doute, les entrailles du prolétariat en ont saigné. Mais les blessures dun accouchement, pour si douloureux quil soit, se cicatrisent. Nen doutez pas, Juin 48 aura ses jours de relevailles ! La Révolution ne peut périr. Ce nest pas son glas mortuaire que répercutait alors le bruit des cloches et du canon, cétait son avènement à la lumière, langelus de lidée régénératrice. Ce jour-là, le prolétariat a brisé moralement ses entraves. Comme un prisonnier déchaîné et qui na pas encore recouvré toute lagilité de ses membres, toute la lucidité de son intelligence, ce jour-là, il est vrai, il est resté derrière ses barricades, il sest immobilisé dans ses faubourgs, nosant se risquer tout seul et tout nu en avant, et habitué quil était jadis à être poussé à longueur de chaîne par des chefs. Ce fut là sa faute. Aujourdhui, il doit savoir à quoi sen tenir sur la valeur des conducteurs en démocratie. Le prolétariat na rien attendre des bourgeois républicains, si ce nest des coups dexploitation et des coups de fusil, des bagnes et des guillotines. Quil ose donc, une bonne fois, être lui ; quil saffirme dans toutes sa force et dans toute sa liberté ; quil fasse acte de son cerveau et de son bras, et il triomphera de tous les obstacles. Cest la première fois, en Juin 48, que le prolétariat descendit dans la rue seul contre tous et en faisant un drapeau de ses haillons. A Lyon, en 31 et 34, il avait encore les bourgeois conspirateurs pour lexciter et lapplaudir : nétait-il pas leur dogue à eux ? En Juin, cest bien différent : tout ce qui nest pas lui est contre lui. Aussi, quil y a loin de Paris à Lyon, et surtout de Juin à Février ! Sur les barricades de Février, il nétait question ni du droit de la femme ni du droit de lenfant. Sur les barricades de Juin, ce nétait plus seulement les droits de lhomme, les droits du mâle, mais les droits de lêtre humain que revendiquaient les combattants. Pour quelques-uns, révolution signifiait déjà : la femme émancipée du joug marital, le droit à la pudeur ; lenfant émancipé du joug paternel, le droit à lenseignement libre et volontaire ; comme pour tous, sans conteste, révolution signifiait surtout : louvrier émancipé du joug du patron, le droit à linstrument de travail, le droit pour tout producteur, sans distinction dâge ni de sexe, de jouir des fruits de son labeur. Aussi, femmes et enfants furent-ils traités à légal des hommes, cest à dire fusillés ou transportés sans jugement. Juin a scellé lunion révolutionnaire du prolétaire et de la femme. Il fallait que ce rapprochement égalitaire sopérât, que le niveau de la persécution confondît leur sang et leurs larmes, leurs soupirs de liberté, pour rendre à jamais la Révolution féconde. Que les destinées saccomplissent ! Juin et Février, quel contraste ! Lorsquen Février les chefs des soldats venaient parlementer avec linsurrection, le peuple les saluait de ses vivats ; il les appelait à fraterniser avec lui : il était alors tout foi, tout espérance, tout charité. En Juin, il exterminait les généraux, ceux qui, comme Bréa, cherchaient à pénétrer par traîtrise dans ses retranchements. En Février, quand le clergé savançait, croix et bannière en tête, pour asperger deau bénite larbre de liberté, le peuple se découvrait chrétiennement ou crétinement sur son passage et lui présentait le salut des armes. En Juin, quand le chef des prêtres vint à la tête des troupes assiéger la barricade Saint-Antoine, le peuple le reçut le fusil à lépaule, le doigt sur la détente, et aux sermons à la congrève il riposta par des décharges de mousquetterie. En Février, il servait la messe ; en Juin, il fusillait les archevêques... En Février, il criait : Mort aux voleurs ! et les voleurs cétait alors les pauvres, les déshérités, des ouvriers qui avaient mis par dessus ou par dessous leurs guenilles datelier une guenille de palais : lambeau de trône qui était certes bien leur butin légitime. En Juin, il criait aussi : Mort aux voleurs ! mais, cette fois, les voleurs cétait les riches, les propriétaires, ces bourgeois qui, par forfait quotidien ou par crime héréditaire, ont endossé et endossent encore les dépouilles des travailleurs, richesses usurpées et quil faudra bien, un jour ou lautre, restituer aux masses productives. En Février, enfin, le prolétaire nétait encore que le fils de Dieu, lange servile, le mouton, un moment égaré, mais toujours docile. En Juin, cétait déjà le fils de Satan, lesprit libre, le damné rebelle. Ce nest pas tant son bras que son intelligence qui sinsurgeait alors. A ceux qui disent que Juin nest pas une Révolution mais une émeute ; que ce jour-là le peuple a été vaincu ; et quil faut jeter le voile de loubli sur ces événements comme on jette un linceul sur un cadavre ; à ceux-là je réponds : Non, Juin nest pas une émeute ; non, linsurrection na pas été vaincue ; il ny a eu de vaincus que les vainqueurs. Juin, cest laurore du socialisme, Juin cest la vie, la vie morale, la vie intellectuelle qui se lève au sein de limmensité populaire et monte, monte à lhorizon, rayonne et resplendit ! Voyons, dites-moi : Quest ce quune révolution ? Cest le bouleversement dun ordre de choses, soit dans les faits, soit dans les idées. Qua bouleversé Février ? Rien. Il a déplacé quelques pavés et quelques hommes, voilà tout. Février nest quune émeute. Qua bouleversé Juin ? Tout. Il a changé laxe de lhumanité. Moralement et physiquement la vieille société nest plus possible ; elle a été trop fortement ébranlée. Tandis quen Juin la Réaction triomphait par la grâce de lartifice et la volonté du canon, la Révolution, elle, triomphait par la puissance du droit et la force de lidée. Lidée tonne plus haut et porte plus loin que le canon. Oh ! non, Juin nest pas une émeute, cest une Révolution : jen atteste les progrès de lidée sociale au lendemain de cette victoire des réacteurs. Quon mette tant quon voudra les faits historiques à la torture : linquisition peut nier mais non pas empêcher le mouvement. O prolétariat ! sphère dont le cur est de feu et dont le crâne jette des étincelles, ils disent, ces tortionnaires, que tu ne peux te mouvoir sans leur ordre : en marche, colosse ! et prouve par ta révolution de demain ta révolution dhier. Juin !... cest lhérésie sociale devant lorthodoxie politique, cest lanarchie devant la civilisation, cest Galilée devant ses juges... Mais quoi ? vous le voulez, révérends exploiteurs, bourgeois de la sainte République ! Eh bien ! oui : Juin est une émeute. Et cependant cest une Révolution ! |