En 1951, Arthur Lehning a publié à Amsterdam, dans le Bulletin of the International Institute of Social History, une "Lettre de Déjacque à Pierre Vésinier", datée du 20 février 1861. Ce dernier, un proscrit, résidait en Suisse, et Déjacque lui annonce son intention de regagner lEurope. Lehning termine son introduction par les précisions suivantes : "Dans la lettre de Déjacque à Vésinier était jointe une lettre de son ami Gustave Dime, un des déportés à Cayenne, doù il sétait enfui. A New York, Dime appartenait au groupe français de lAssociation Internationale, et il prit souvent la parole aux meetings des républicains socialistes. Le récit de ses expériences forme une documentation intéressante sur les camps de concentration en Guyane, un véritable défi a lhumanité comme la écrit George Weill. "La première partie de la lettre de Gustave Dime, datée de New York, 12 février 1861, fut écrite par lui-même. La seconde partie fut dictée par lui à Déjacque ; la fin se trouve sur la dernière page de la lettre de Déjacque. "Les deux lettres contiennent 8 pages dune écriture parfois très fine ; à lexception de quelques erreurs évidentes, lorthographe a été maintenue" [Toutes les notes de cette Lettre sont dArthur Lehning. Nous avons respecté leur syntaxe et leur orthographe.] Citoyen
(Vésinier) Tous ceux qui mettent le pied sur le sol américain sabrutissent en peu de temps, sils ne le sont déja avant dy venir, les uns en sacrifiant un Dieu Plutus, les autres en sacrifiant un Dieu Bacchus, le plus souvent en sacrifiant à tous les deux. Bien clairsemés sont ceux qui conservent en leur cerveau et en leur coeur, en leur conscience, la religion de lHumanité. Vous tous qui êtes en Europe, restez-y ; cest le mieux que vous puissiez faire ; il nest pas possible quil soit plus horrible dy vivre quen Amérique. En changeant de continent vous ne feriez, comme St. Laurent, que vous retourner sur le gri[l]s. Le Nouveau-Monde nest pas la société nouvelle, et les hommes de progrès y sont autant sinon plus martyrs que partout ailleurs. Il ny prospère que lesprit de conservation civilisationnelle, les idées de pacotille politique et religieuse importées du vieux monde. En fait dinstitutions comme en fait de modes, lAmérique reçoit le ton, elle ne le donne pas ; elle est toujours en retard dune année ou dun siècle avec la fashion ou la Révolution européenne. Ce préambule vous di[ra que je] ne suis guère à même de vous bien renseigner sur les différentes choses que vous me demandez. Dabord en ce qui concerne la librairie, ne sachant pas parler anglais, javais chargé un nommé Debuchy, de Lille, proscrit de Xre [décembre], de voir les libraires (...) Quant à laffaire de Librairie, les libraires de New York auraient répondu négativement. Cependant jai chargé quelquun autre de sen occuper. Cest un jeune homme nommé Gérard, ancien correspondant du Libertaire à Londres ; il habite New York maintenant et un libraire quil a vu doit rendre réponse. Je vous la donnerai en postcriptum, La crise ne rend pas les circonstances favorables. Les lecteurs français sont en petit nombre. Il ny aurait que des primeurs, comme Les Misérables, je suppose, quauraient quelque chance de sécouler, et encore. Dailleurs comme vous devez le penser, les libraires dici ont des arrangements faits avec les éditeurs de France. Les nouveautés une fois reçues, la contrefaçon arriverait trop tard. Jen aurais bien parlé tout dabord à Tassillier pour quil sen occupât, bien quil parle peu anglais. Mais lui aussi métait suspect. Ce nest pas, je me hâte de le dire, que jaie aucune preuve quil appartienne à la Compagnie de Jésus, au contraire, il parait quil sest toujours bien comporté à Cayenne, ces co-évadés lui rendent cette justice, mais il a des allures tout à fait jésuistiques ; il est de lécole des conspirateurs de la Veille (cest à dire de la Vieille), de cette souche dagitateurs plus politiques que socialistes, plus raids quénergiques, plus poseurs quimposants. Comme je ne pouvais pas plus mal madresser que je ne lavais fait la première fois, je lui ai fait part dernièrement du contenu de votre lettre. Il pense aussi que les temps ne sont pas propices pour une affaire de ce genre et que cest peine perdue en ce moment que de sen occuper. Quant aux renseignements sur Cayenne et lAlgérie, il publie lui-même ce quil en sait dans le feuilleton du Revendicateur. Vous ignorez probablement que Tassillier en fut le principal fondateur et jusquà présent, lunique rédacteur. Le berceau de ce journal a été entouré de menées qui ne mont pas paru bien claires; ses premiers parrains sont des ouvriers, se disant socialistes, et qui mettent leurs enfants et les enfants des autres en religion. Quoiquil en soit, le programme nétait pas mauvais ; les articles des numéros qui suivent le spécimen valent moins. Mais je nai pas voulu les commenter après ce que javais écrit dans le 26ème N° du Libertaire ; les petits grands hommes révolutionnaires dici sont si envieux les uns des autres quils nauraient pas manqué dattribuer à un aussi bas mobile que lesprit de dénigrement la consciencieuse expression de ma pensée. Loin de vouloir nuire au nouveau journal je voudrais quil pût vivre. Chacun ayant le droit den être actionnaire, moyennant un dollar, et tout actionnaire étant de droit rédacteur, cest à ceux qui se disent et se croient hommes de progrès à y porter le tribut de leurs idées des articles socialistes. Malheureusement les nôtres sont bien paresseux, bien insouciants. A défaut dorgueil social, ils nont même pas le courage de leur vanité, tout travail les effraie. [p. 4] Pour ce qui est des évasions de Cayenne je me suis adressé à un des évadés, un jeune homme de bonne volonté, nommé Dime, qui a entre les mains de nombreux documents quil avait arrangés pour être livrés à la publicité. Il en a extrait pour vous un résumé en choisissant ce quil a pensé devoir vous être inconnu, attendu que son travail est fort long et ne peut guère être transcrit dans une lettre. Si. vous étiez sur les lieux, il se serait fait un plaisir de le mettre en entier à votre disposition. Je crains bien que vous ne trouverez pas dans cet extrait tout ce que vous espériez. Il sétait blessé à la main et jai du écrire sous sa dictée les notes quil avait commencé à copier et que vous trouverez ci-jointes. Quant aux notes sur John Brown, je vous envoie sous bande tout ce que jai pu me procurer. Il mest impossible de vous envoyer davantage faute du savoir nécessaire pour fouiller dans les publications en langue du pays. Il y a même des numéros du Courrier relatifs à ses derniers moments qui manquent à la collection que je vous envoie, celui autre où il est mention des paroles que Brown prononça dans son cachot pour répudier le concours des prêtres. La Revue de lOuest ne les a pas rapportées. John Brown était une de ces natures très développées sous le rapport du sentiment, mais chez qui la connaissance était plus bornée. Sil faut en croire les journeaux [sic] civilisés, (et tous en Amérique le sont, soit quils appartiennent à une nuance ou à une autre), il croyait encore en Dieu dans le ciel et une constitution sur la terre. Son Dieu et sa constitution, certainement il les voulait le meilleur possible ; mais la vérité est quil en était encore là. Après sa condamnation et les traitements ignobles qui la précédèrent et la suivirent, il fut assez chrétien pour pardonner à ses assassins et les remercier de leurs brutales offenses quil eut la magnanimité ou la faiblesse desprit de qualifier de ‘‘bons procédés. Sans doute quelque lâche et traître ami lui avait soufflé ces déplorables paroles, car en toute autre circonstance, depuis les premières audiences jusque sur la trappe du gibet, il sest montré ferme et intelligent, digne enfin de son passé et de la grande cause pour laquelle il simmolait. Si vous le mettez en scène, expliquez bien ce léger moment dégarement par la trop grande bonté de son coeur, par son évangélique douceur. Noubliez pas que cest après sa condamnation et par pure charité ou courtoisie quil sexprima ainsi. Avant il navait jamais parlé à ses inquisiteurs que comme un ennemi, vaincu, mais indomptable et fier devant ses lâches et sanguinaires vainqueurs ; enfin que sil a commis là un péché, cest par excès de coeur et non par manque de coeur. Il y a chez ce glorieux martyr assez de grandes et belles pensées à mettre [en] évidence pour que ce reste de christianisme ne fasse pas ombre sur le tableau et nen obscurcisse la lumière. Le fait de cette mère esclave avec ses enfants pour laccompagner en guise de confesseur, est une de ces originalités touchantes qui témoignent à la fois dun grand et doux coeur, dun libre et intelligent cerveau. Son impassible et vaillante fermeté à lheure de la mort, sur le chemin et la place du supplice, atteste assez tout ce quil y avait de saint et de généreux dans le sang qui coulait dans les veines de ce robuste vieillard ; tout ce quil y avait de force, de convictions sous la mamelle et le crâne de cet audacieux humanitaire. Maintenant vous savez sans doute que la Revue de lOuest [p. 5] publie en feuilleton les Mystères du Peuple, cest encore une raison pour que vous nen puissiez trouver le placement en volume ici. Dailleurs dans le prolétariat largent est rare, et chez le patriciat il nest pas destiné à des publications de ce genre ; 5 francs le volume, à vrai dire, me parait un prix bien élevé pour un ouvrage qui devrait être vendu au meilleur marché possible. Jai définitivement cessé la publication du Libertaire, personne ne voulant plus y souscrire. Et comme je suis sans travail et conséquemment sans argent, jai disposé de quelques pièces dor que javais mises en réserve (dans le but alors de balancer mon règlement de compte avec le Bien-être Social) et jai, avec cet or payé limpression de mon dernier numéro. Veuillez en informer le citoyen Beaujoint qui mapprouvera, je nen doute pas, den avoir agi ainsi puisque le B.E.S., mon fraternel créancier, avait cessé de paraître. Assurez le citoyen Beaujoint de ma sincère sympathie pour lancien rédacteur du B.E.S. ; serrez lui cordialement la main de ma part, et dites lui que je souhaite ardemment quil puisse trouver moyen de fonder une nouvelle feuille, et de combler ainsi le vide fait dans la. propagande socialiste par la disparition de lorgane quil rédigeait. Je ne connais personnellement ni lui ni vous, citoyen Vésinier, mais il ne serait pas impossible que jallasse au printemps vous rendre visite. Cest du moins mon intention de me rapprocher de France si je peux trouver une occasion de partir à bord dun vapeur sans bourse délier, car pour me procurer largent du passage, il ny faut pas songer. Jirais dabord en Belgique et sil était possible je pousserais jusquen Suisse. Je suis las de vivre ici en ermite au milieu de la foule : il me semble que je trouverais plus daffinités de pensées dans les contrées où lon parle français. Jai la nostalgie, non pas du pays où je suis né, mais du pays que je nai encore entrevu[e] [quen rêve, la terre promise, la terre de liberté au delà de la mer rouge... Vous le voyez, comme je voudrais fuir le sol où le destin du moment menchaîne, courir à la recherche du bonheur sur un autre continent…. Pauvres premiers socialistes que nous sommes ! hommes déclassés dans la civilisation chrétienne, nous nous remuons comme des intelligences en peine, espérant toujours trouver un coin où nous serons moins en dehors de notre sphère naturelle, et ce coin nous ne pouvons le trouver parce quil nest pas de ce monde, cest à dire de ce siècle ! .Je ne sais si cette lettre vous parviendra attendu que la police peut la confisquer en route. Mais si elle vous arrive, essayez de ce moyen économique pour me répondre : écrivez en crayon entre les lignes dun journal et mettez le journal sous bande à mon adresse. Jen ferai autant de mon côté. Vous savez que je suis colleur de papier et peintre en bâtiment. Si vous pouvez me renseigner sur les chances que jaurais de trouver ou non du travail à Genève où à Bruxelles, jattends de vous ce petit service. Je sais que le travail est bien moins payé en Europe quen Amérique, mais jy trouverais peut-être [p. 6] plus facilement de louvrage, attendu quici je suis par mon ignorance de la langue contraint de travailler exclusivement pour des patrons français et quils ne sont ni les plus nombreux, ni les moins exploiteurs. Si je quittais lAmérique avant davoir reçu une réponse de vous, je vous le ferais savoir par le moyen indiqué. Calvat se joint à moi pour vous donner la poignée de main et le salut fraternel. JOSEPH DÉJACQUE PS. 27 février. Le libraire qui avait promis une réponse vient de se prononcer négativement. Il ny a pas là compter sur lAmérique pour lécoulement de vos éditions. Les journaux concernant John Brown ne suivent pas ; ils en manquent. Puis, une chose à observer, cest que le Courrier des Etats- Unis est un journal esclavagiste. Ne vous rapportez donc pas toujours à la lettre de ce quil dit, dautant plus que cest souvent contradictoire; et sachez démêler la Vérité de lerreur sous les voiles mensongères dont on a cherché de la couvrir. J.D. Le rapport de Gustave Dime commençait ainsi : New York 12 février 1861. Citoyen ; le citoyen Déjacque, en ma qualité dévadé de Cayenne, ma communiqué votre lettre dans laquelle vous le demandez des renseignements sur la Déportation de la Guyane ; pour vous être utile à la continuation de la publication des Mystères du Peuple, je réponds à votre désir: Pour avoir protesté à main avouée contre le Coup dEtat du 2 décembre, jai été condammé [sic] à la déportation par le conseil de guerre de Clamecy (Nièvre) et depuis mon arrestation, jusquà mon évasion jai écrit un mémoir[e] jour par jour, de tout ce quil sest passé durant mes six années de captivité avec le tableau général[e] [de la déportation, les protestations, les ordres du jour, les décisions, les règlements, tout y est textuellement reproduit ; je vous envoi[s] pour aujourdhui les principales not[t]es et pièces justificatives qui pourront vous renseigner ; si vous en désirez davantage, je suis tout à votre disposition, mon adresse est à Mr. Dime Gustave, 288 Mulberry - New York E.(...) Le dernier paragraphe de ce rapport de plusieurs pages est inséré dans le post-scriptum de Déjacque, à qui Dime, blessé à la main, lavait dicté : (...) Le premier et le second détachement partis à laventure furent faits prisonniers par les autorités du pays ; et quand ils purent retourner pour les secourir vers leurs deux camarades, il était trop tard, ils ne purent même retrouver leurs cadavres. Ce nest quau passage de lévasion suivante quon apprit, par les indiens, quils avaient été dévorés par les crabes. Au sujet des proscrits français à New York mentionné par Déjacque, on trouvera des informations (sauf pour Calvat) in Michel Cordillot (Dir.), La Sociale en Amérique. Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux Etats-Unis (1848-1922), Paris, Les Editions de lAtelier, 2002. Quant au "citoyen Beaujoint", voir notre Annexe I (Deux journaux socialistes belges correspondants du Libertaire) dans la rubrique "Etudes et documents" du site. |
[Texte complet de l'introduction d'Arthur Lehning à la Lettre de Déjacque]
[Texte complet du rapport de Gustave Dime sur la Guyane]