[ANNEXE I]

DEUX JOURNAUX SOCIALISTES BELGES,
CORRESPONDANTS DU LIBERTAIRE

Déjacque avait comme correspondants à Bruxelles deux publications socialistes, proches par les idées, mais aussi par des conditions de parution aléatoires analogues à celles du Libertaire. Qu’il s’agisse du Prolétaire ou du Bien-Être Social, elle dépendait de la survie matérielle chaotique d’un unique rédacteur, lui-même réfugié politique, exerçant une profession manuelle. La situation des acheteurs, et éventuels souscripteurs, n’était dans leur majorité pas meilleure.

Le Prolétaire. Plus de privilège, tout pour le travail, bimestriel paraissant depuis le 23 septembre 1855, était édité par Nicolas Coulon [voir, à son propos, le livre d’Arthur Lehning De Buonarroti à Bakounine. Etudes sur le Socialisme International, Paris, Champ Libre, 1977. Une collection complète du journal est conservé à Bruxelles par l’Institut belge d’histoire sociale]. Dans le numéro du 23 janvier 1861, l’éditorial (daté du 22 janvier) est consacré à expliquer les causes d’une interruption prolongée – qui avait d’ailleurs persuadé Déjacque de la disparition du journal (cf. Le Libertaire n° 27, article La Révolution et ses verbes) :

"  (…) La cause principale, dominante, nous pourrions dire même la seule cause qui ait paralysé la marche du Prolétaire, c’est tout simplement une question de travail. Dix-huit mois de prison, qu’on le sache, ne sont pas sans exercer un certain dérangement dans l’existence d’un homme, surtout lorsque cet homme est un travailleur ; et comme avant tout il faut vivre, il a bien fallu songer à se recréer l’ancien courant de travail qui fut si malencontreusement interrompu par cette solution de continuité qui, à Bruxelles, se nomme les Petits Carmes [nom d’une des prisons de la ville]. (…) Et aussi longtemps que notre raison guidera notre pensée, aussi longtemps qu’il nous sera possible de tenir en main l’outil et la plume, nous en jurons par toutes les colères sociales amassées, Le Prolétaire vivra et combattra pour l’affranchissement intégral de la race prolétarienne. Vagabond par tempérament et par nature, sa haine ardente pour tout ce qui vit de privilège et d’exploitation, son amour passionné pour tout ce qui travaille et souffre, voilà sa loi, voilà sa raison d’être : arracher les prolétaires à l’ignorance, au servillisme, les entraîner dans le champ de la révolution sociale, faire enfin de chaque travailleur un irréconciliable ennemi de l’ordre social actuel, voilà son but ; et cette loi,, rien ne lui empêchera de la suivre ; et ce but, pour l’atteindre, aucun labeur, aucun sacrifice ne lui paraîtront au dessus de ses forces.

Oui ! Lutter, lutter encore, lutter toujours ; réveiller les fureurs populaires, susciter les colères, semer la haine au sein des masses, telle est l’œuvre que s’est imposée Le Prolétaire, et il n’y faillira pas, croyez-le bien, ami lecteur.

Et lorsque tombé de lassitude sur la route, épuisé, pan,telant, il sentira venir sa dernière heure, comme le vagabond du poète, et avec plus de raison – car Le Prolétaire n’a jamais mendié, lui –, il pourra dire à tous, amis ou ennemis :

‘‘Courez vite, allez à la fête,
Vieux vagabond, je puis mourir sans vous.’’

Mais en attendant, il a griffes et crocs ; il rentre dans la lice un ardent brasier dans la cervelle, au cœur des trésors de haine. S’adressant aux déshérités de ce monde : Parias de la société, esclaves de tout sexe, de toute condition, enfants des héroïques vaincus de 48, la réparatrice et sociale révolution est à nos portes ; de sourds grondements, répercutant d’un bout du monde à l’autre les plaintes, les gémissements des peuples, annoncent avec certitude un terrible et prochain cataclysme ; le drapeau de la révolution, bientôt, va flotter à tous les vents ; de ses gigantesques plis, il peut abriter tous les porte-haillons, tous les souffre-douleurs, tous les victimes du privilège enfin. Soldats de la liberté, en avant donc ! Qui m’aime me suive ! Dans cette radicale voie, je marcherai quoiqu’on puisse dire, quoiqu’on puisse faire. Avec vous si vous voulez, sans vous et malgré vous si vous restez en arrière.

Encore un mot.

Au nombre des observations que nous a valu [sic] le silence momentané du Prolétaire, il en est une qui nous a frappé tout particulièrement ; aussi l’avons nous réservé [sic] pour la bonne bouche, comme on dit. Elle nous vient, celle-là, de nos bons amis les bourgeois [Les autres observations, au début de l’article, venaient de ‘‘prolétaires’’ qui s’interrogeaient sur les causes de l’interruption du journal et menaçaient même – " ceux qui jusqu’ici avaient soutenu le journal (et ce sont nos camarades, nos meilleurs amis ceux-là " – de " s’en séparer et de fonder un nouveau Prolétaire]. Ces aimables paroissiens, croyant sans doute que Le Prolétaire était bien réellement mort, se sont empressés de nous faire parvenir leurs compliments de condoléance [sic], en même temps que leurs offres de service, ‘‘pour le cas où nous voudrions recommencer la lutte’’.

‘‘Ce n’est pas étonnant – disent-ils avec ce petit air protecteur qui leur sied si bien – si votre journal est tombé ; réduit à vois seuls ressources, vous étiez impuissant, et votre polémique violente, acerbe, surtout contre la bourgeoisie, a tenu éloigné de vous bon nombre de démocrates bourgeois qui n’auraient pas demandé mieux que de vous apporter leur concours ; si – ajoutent-ils – vous vouliez consentir à prendre des allures plus modérées, plus fraternelle, peut-être pourrait-on parvenir à s’entendre, car alors nous n’hésiterions pas à vous venir en aide, à vous tendre la main.’’ (Vous connaissez, camarades, cette douce et veloutée petit patte bourgeoise, qui si vite se change en GRIFFE SANGLANTE aux jours des triomphes populaires).

Merci, Messieurs, merci de vos mamours, de vos étreintes fraternelles ! Nous en connaissons la valeur ; nous savons ce que cela coûte au peuple ; le passé est là, il nous suffit et nous ne voulons plus recommencer l’épreuve.

Votre concours ! Votre sympathie ! Allons donc !

Hommes de privilège et d’exploitation, que peut-il y avoir de commun entre vous et la révolution sociale, dont l’œuvre immédiat doit être l’anéantissement de toute exploitation, de tout privilège ?

Allez, allez saltimbanques en carmagnole ! Fils ingrats et abâtardis de la grande épopée de 93, portez ailleurs vos offres de service ; le prolétariat n’a que faire de vos blagues ampoulées, de vos mirobolantes promesses ; il vous connaît et vous aime mieux en face de lui qu’à ses côtés.

A votre dangereuse amitié, il préfère votre stérile et impuissante haine !!!!’ "

 

A Bruxelles, c’est avec Le Bien-Être Social que Déjacque avait les échanges les plus réguliers. Ce journal, en principe hebdomadaire ( ? ), était édité par le ‘‘citoyen Beaujoint’’. Fin 1859, il fusionne avec Le Drapeau (édité par Louis Labasse depuis décembre 1856). Malgré ce renfort, il ne semble pas avoir survécu au Libertaire. Dans sa livraison du 29 avril 1860 (numéro 17, quatrième année), on lit un éditorial, ‘‘Les Rédacteurs aux abonnés’’, qui explique l’irrégularité de parution pour la quinzaine écoulée :

" Nous l’avons déjà dit, notre publication se fait dans des conditions exceptionnellement difficiles. On connaît la plupart des dangers et des obstacles qu’un journal comme le nôtre rencontre dans son existence ; on ne les connaît pas tous. On sait qu’il a peu d’argent et point de crédit, qu’il ne possède aucun des moyens de réclames qui puissent l’aider à s’ouvrir un chemin dans la foule de ses confrères. On sait la guerre secrète qu’on lui fait. Tantôt on l’accuse (c’est le moins) de vouloir par l’abonnement exploiter la générosité de la démocratie ; c’est s’il marche bien une entreprise commerciale ; tantôt s’il traîne l’aile, on le présente comme un blessé qu’il faut abandonner sur un champ de bataille. Nous passons sous silence les accusations d’infamie. Peu le soutienne ; beaucoup l’attaquent. Enfin, la délation, ce fléau du temps, tente de briser l’existence de ceux qui le rédigent. Il y a un an, le rédacteur principal – c’est-à-dire celui qui se charge de la plus grande partie du travail, et lorsqu’il le faut du travail tout entier – était expulsé de Belgique par arrêté royal ; il y a quelques mois, se rendant à Liège, il a été pour délit de rupture de ban condamné à quinze jours de prison. Il ne s’est pas plaint ; l’autorité l’avait prévenu ; les délations officieuses accablaient les chefs d’une administration qui paie la dénonciation et l’espionnage.

Par ces deux faits, on peut juger des mille petites misères qui disputèrent jusqu’à présent à la rédaction du Bien-Être Social et le temps nécessaire à l’étude, et le temps indispensable aux soins de la propagande. On le voit de reste, le rédacteur d’une feuille démocratique n,e peut être à son aise comme celui d’un journal conservateur. Ce dernier a une collaboration active, et le sentiment de sa sûreté personnelle ; il écrit à son heure, tranquille, pouvant puiser à une bibliothèque de documents de journaux et de livres ; arsenaux toujours bien garnis pour une guerre faite dans les règles de la stratégie, mais le premier est sans ressources, sans tranquillité souvent (comme aujourd’hui) et à l’improviste sans collaborateur. Il écrit en courant, il se repose en écrivant, sa bibliothèque est celle que le hasard lui fait rencontrer.

‘‘S’il puise à la fontaine,
C’est comme un braconnier poursuivi dans la plaine,
Il étanche sa soif dans le creux de sa main.’’

Enfin, il n’a pas le temps d’être malade, et s’il prend une semaine, il doit ainsi qu’il le fait aujourd’hui, rendre compte aux lecteurs du journal des causes de son inexactitude.

Lecteurs, vous êtes pour la plupart des prolétaires, des pauvres et des bannis ; ceux qui fondèrent il y a quatre ans cet organe pour le soutien de votre cause, ont le droit d’espérer que leur faiblesse même est un titre à votre concours fraternel. "

(Dans son numéro 13, daté du 27 mars 1859, le Bien-Être Social reprend une partie du discours de Déjacque pour l’anniversaire du 24 février 1848 (initialement publié dans le numéro 11 du Libertaire) ; de même publie-t-il, dans son numéro 34 du 21 août 1859, un extrait de ‘‘La législation directe et universelle’’. Il reprend aussi des articles de la Revue de l’Ouest et du Libertaire en faveur de l’abolitionnisme.

De son côté, Déjacque se réfère à un compte-rendu du Bien-Être Social (numéro 29 du 22 juillet 1860) d’un meeting du Club de la libre discussion tenu à Londres le 25 juin 1860.


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