LA CIVILISATION ET LA SAUVAGERIE.On lit dans une correspondance de lAlta California : Quelques hommes du camp du colonel Lander, sachant que leur commandant souhaitait une entrevue avec le chef Pah-Utes, avaient réussi à semparer de quatre Indiens de cette tribu. Ils les retinrent prisonniers, tout en les traitant convenablement et de manière à leur inspirer confiance, lorsque le colonel Lander arriva au camp et se mit en communication avec eux. A la suite de cette entrevue, les Indiens furent rendus à la liberté, pourvus de chevaux, et partirent dans la direction du grand guerrier, leur chef. Ils avaient promis de revenir après six sommeils avec Winnemucca en personne. Le colonel comptait sur leur sincérité, ses hommes ny croyaient guère, lorsquà lexpiration du délai convenu ils virent apparaître les quatre Indiens montés sur les chevaux quon leur avaient prêtés, puis le chef et sept ou huit des Indiens les plus influents de la tribu. Laccueil fut cordial. La réception eut lieu sous la tente du colonel avec un certain cérémonial. On alluma les pipes, il se fit un silence ; puis le colonel, à laide dun interprète, invita Winnemucca à sexpliquer avec franchise et à dire ce quil voulait faire savoir au Grand-Père de Washington. Il y a deux chefs de ce nom. Le vieux chef vit retiré dans les montagnes. Le jeune chef (au département de la guerre), celui que recevait le colonel Lander, est ainsi dépeint : Il peut avoir trente ans. Il a six pieds, se tient droit comme une flèche. Sa large poitrine dénote en lui une grande vigueur. Son maintien a de la dignité ; ses mouvements sont mesurés comme ceux dun homme supérieur qui sait se posséder dans les grandes circonstances. Son front nest point élevé, mais large et développé ; sous ses sourcils épais et saillants brillent des yeux noirs perçants, profonds, et dont léclat est difficile à subir : ses regards se portaient sur tout ce qui lentourait, non pas avec lexpression de la crainte ou du soupçon, mais avec celle de lobservation attentive et calme. Ses pommettes sont saillantes, sa face plutôt longue que large, son menton très-prononcé, le nez un peu à la romaine et la bouche accentuée comme celle des hommes à caractère et dune volonté ferme. Répondant aux interpellations du colonel, il a pris la parole sur un ton dabord lent, cadencé et caverneux, sanimant peu à peu. La substance de son discours se résume à ceci : Il sest dit heureux dêtre reçu par un grand chef et dentrer en conférence avec lui. Son désir est de vivre en paix, non pour lui... car Winnemucca sait vivre à létat de guerre et simmoler pour sa tribu, mais pour ses squaws (femmes dIndiens) et leurs pappooses (petits enfants), qui souffrent de vivre cachés dans les hauteurs et les rochers, qui sont misérables et ne mangent pas à leur faim, ce qui afflige son cur. Les blancs sont venus. Ils ont pris possession des meilleurs sites de la vallé, ont chassé les peaux-rouges, les ont éloignés de leurs pêcheries, sans rien leur offrir en compensation de leurs pertes. Dune main lhomme blanc prend à la terre [illisible], mais lautre main qui est vide est celle qui [illisible] lien. Non seulement il dépouille le possesseur, mais il le méprise et le maltraite ; et quand il la maltraité, il rejette sur lui tous les torts et lui en demande raison. La tribu a combattu les blancs, mais elle y était forcée. Il ne demande pas que la lutte se prolonge [et] consent à vivre en bonne intelligence avec les blancs ; mais les blancs provoquent les hommes de sa tribu en outrageant leurs femmes. Tel est le fond des griefs exprimés par le chef indien. Ils contiennent tant de vérités quil était difficile den rien retrancher. Le colonel a répondu. Il a dit combien le gouvernement regrettait ces conflits qui poussaient au combat et à lattaque des trains démigrants ; il a fait espérer des compensations en retour des terres dont les Indiens sont privés et donné lassurance quils pouvaient se livrer en sécurité à leurs travaux de pêche sur le lac Pyramide. Winnemucca la écouté avec une extrême attention. Il a témoigné la satisfaction que lui causaient ces assurances, et il a dit que, malgré le manque de parole des blancs dans leurs promesses antérieures, il était disposé à tenter une nouvelle épreuve. Il a ajouté quil avait visité les principales villes de Californie, et quil était très-convaincu de la supériorité des blancs ; quil recommandait aux siens de cultiver la terre et dimiter la race supérieure. Il sest plaint de ce que les blancs leur promettaient lenseignement et ne leur apprenaient rien ; il a nié que sa tribu fût coupable des meurtres dont on laccusait ; il a signalé, comme auteurs des massacres, des Indiens conduits par un chef détesté nommé Ma-a-cow, vivant près de Goose-Lake. A la suite de cette entrevue et après avoir reçu quelques présents, les Indiens séloignèrent du camp paraissant être dans les dispositions les plus pacifiques. Il est digne et sensé le langage de ce peau-rouge réclamant pour les siens place au soleil et à la production, et reprochant aux blancs leurs promesses menteuses. Ce nest pas la première fois que les sauvages donnent aux civilisés des leçons de dignité et de justice. Il y a environ six ans, un noir fugitif fut arrêté à Boston par la police. Les Bostoniens protestèrent contre cet attentat légal ; ils pleurèrent même sur le passage de linfortuné quon emmenait prisonnier au navire qui devait le rendre à son maître. Néanmoins, ils ne sopposèrent pas par la force à son embarquement, eux qui étaient toute une population contre une poignée de mercenaires ; ils sinclinèrent devant linfâme loi sur les esclaves fugitifs ; ils restèrent honteusement spectateurs de lhorrible sacrifice. A la même époque, un autre noir sétait réfugié chez les Indiens, dans une tribu qui ne comptait que seize guerriers. Le gouvernement des Etats-Unis le réclama, appuyant sa réclamation de la menace des baïonnettes. Les Indiens nhésitèrent pas ; ils répondirent par un refus catégorique et en faisant savoir que, si lon tentait de leur arracher par la violence le nègre qui était venu leur demander asile et protection, ils étaient prêts à user, pour le défendre, jusquà leur dernière flèche et leur dernier homme. Ce sont de braves et doux caractères que ces Indiens que la Civilisation na cessé et ne cesse encore de piller et dassassiner. Lère civilisée les refoule dans les forêts et les détruits par le fer et le feu. Une ère socialiste les eût conquis à la production agricole et industrielle ; elle les eût amenés, par lattrait du travail libre et fécond, à luniverselle solidarité humaine. |