Feuilleton.

Les Civilisés de la Décadence

OU

LES MARTYRS DU SOCIALISME

Drame en un acte.

(SUITE ET FIN.)
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SCÈNE X.

LES MÊMES. AGENTS DE POLICE.


UN AGENT DE POLICE.

Que personne ne sorte.

MARIETTE, qui s’est rapprochée de Christin qui recule en pâlissant.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !... non, ce n’est pas possible... qu’est-ce que cela veut dire ?

CHRISTIN.

Ah ! il n’y a pas à en douter : cela veut dire, Mariette, que nous avions fait un doux rêve, et que voici le réveil !...

MARIETTE.

Oh ! oh ! (Elle appuie son visage sur le sein de Christin pour étouffer le bruit de ses sanglots.)

CHRISTIN.

Oh ! sois forte, enfant ; ne pleure pas ainsi... tout n’est pas perdu pour nous... Cayenne est loin... mais l’on peut s’évader de Cayenne. Latude s’est bien évadé de la Bastille... Va ! nous nous retrouverons un jour, avant peu, à Londres ou à New-York.

MARIETTE.

Te quitter ! y penses-tu ? Oh ! non, jamais, jamais !

L’AGENT DE POLICE, un papier à la main.

Monsieur Christin.

VENDACHON.

Le voici.

Mme DUFOURNEAU.

Comment se fait-il ?... mais qui donc ? (Elle fixe les yeux sur Vendachon.)

VENDACHON, près d’elle et bas.

Oui, moi, la mère, qui ai fait ce que vous auriez dû faire depuis longtemps.

Mme DUFOURNEAU, joignant les mains.

Sainte mère de Dieu !

L’AGENT DE POLICE, à Christin.

Christin, c’est vous ?

CHRISTIN.

C’est moi.

L’AGENT.

C’est bien ; suivez nous.

MARIETTE, dans les bras de Christin.

Oh ! non, vous ne l’emmenez pas... Vous ne voudriez pas me tuer ? Mais regardez-le, monsieur, et dites-moi si c’est là la figure d’un criminel ; voyez ce front, ces yeux... Oh ! mais, parle donc, Christin... dis leur qu’ils se trompent, que ce n’est pas toi qu’ils cherchent... veux-tu donc que je meure à tes pieds ?...

CHRISTIN.

Ah ! du courage, Mariette, du courage !... Aies-en pour toi si tu veux que j’en aie aussi pour moi... Un dernier baiser... Oh ! de loin comme de près, à toi, cœur de colombe, à toi tout ce qu’il y a de fibres aimantes dans mon cœur, tout ce qui saigne et pleure en moi à l’idée de te quitter.... à toi tout ce qui défie la prison et l’exil, tout ce que les verroux** ni la distance ne peuvent empêcher d’être libre, fluide électrique qui correspond d’une âme à l’autre : à toi toutes mes pensées d’amour ! pensées de tous les jours et de tous les instants... ô étoile aimantée, ange ou femme de mes rêves, à toi malgré l’espace, à toi en esprit et toujours !... Mais... tu le vois... il le faut... laisse-moi, laisse-moi !...

MARIETTE, sanglotant.

Oh ! oh !

L’AGENT.

Allons ! assez de pleurnicheries, la belle.

MARIETTE.

Nous séparer... oh ! non, c’est impossible !... Dieu ne le voudrait pas !

L’AGENT, faisant signe à ses hommes.

Holà ! vous autres. (Un agent de police prend Mariette par les poignets et les lui tord pour l’arracher des bras de Christin qu’elle ne veut pas quitter.)

MARIETTE.

Ah !... vous me faites mal ! (Elle fait un mouvement pour se rapprocher de Christin ; l’Agent la repousse violemment ; elle tombe sur la scène.)

CHRISTIN, aux Agents.

Misérables !

LE 1er AGENT.

Les menottes !
(Tous les Agents se ruent sur Christin ; l’un d’eux le frappe à coups de crosse de pistolet. Mariette se relève, voit cela, jette un cri, et presque aussitôt part d’un éclat de rire de folie ; sa tante la presse sur son sein en pleurant.)

CHRISTIN, les menottes aux poignets.

Folle !... Ah !... (Il laisse tomber sa tête sur sa poitrine et se cache la figure dans ses deux mains.)

LE 1er AGENT, à un autre Agent.

Montez à sa chambre faire perquisition ; nous vous attendons.

CHRISTIN, relevant la tête.

Mon front brûle... est-ce que je vais devenir fou aussi ?... mon cœur se déchire... est-ce que je vais mourir ?... oh ! non, non : à moi la raison ! à moi de longs jours ! oh ! je veux vivre, vivre afin de rendre le mal pour le mal... Et vous, dieu de la terre, qui aujourd’hui encore commandez à nos destins, Jupiter-César, Napoléon-Jéhova, et vous divinités subalternes, Mars et Mercure du bas Olympe, saint Michel et saint Loyola d’un paradis de ventrus, déités despotiques ! rivez-nous au Caucase, plongez-nous dans les enfers, car c’est nous qui sommes Prométhée, car c’est nous qui sommes Satan, car c’est nous qui sommes le prolétariat, l’infatigable et l’incorrigible révolté ! Allez ! seigneurs-dieux, majestés sujettes et souveraines, féodalité du vol et de l’assassinat, allez ! festivez**, dansez, jouissez ! livrez-vous à toutes les saturnales d’une civilisation en décadence ; tourmenteurs, faites rougir les tenailles ; bourreaux, dressez les gibets ; allez !... Mais on ne piétine pas impunément sur les cœurs ; on ne mutile pas en vain les âmes et les corps ; on ne fait pas entrer dans les fronts la folie ; on ne couche pas violemment l’Humanité sur le chevalet des tortures ; on n’allume pas sous ses pieds les réchauds de l’exil ; on ne lui donne pas à baiser le crucifix chauffé à blanc des peines physiques et morales ; on ne lui met pas entre les lèvres l’entonnoir de la douleur ; on ne lui coule pas du plomb de sacristie dans les oreilles ; on ne lui crève pas les yeux avec des plumes d’écrivains vendus ; on ne lui attache pas les bras et la pensée derrière le dos avec les pages d’un livre de messe ou d’un Code pénal ; on ne la hisse pas, saignante et défigurée, à la clé de voûte de la vieille société, la prison et l’échafaud ; on ne jette pas aux oubliettes tout ce qui avait vie, vie par l’amour, vie par le travail, vie par l’intelligence ; tout ce qui dépassait de la tête et du cœur cette meute de civilisés accroupis autour d’un lingot d’or, comme des chiens dévorants autour de la curée ; on ne fait pas ainsi orgie de sang et de larmes, litière de sentiments et de cadavres, sans que tous ces forfaits ne crient vengeance ! sans que toutes ces abominations ne suscitent des cataclysme !... — Oh ! vos palais, n’est-ce-pas ? ont des flèches aimantées pour conjurer les foudres d’en haut ; vos têtes ont des légions de baïonnettes pour conjurer les sourdes électricités d’en bas ; vous avez l’or et le fer, le trône et le sceptre ; vous avez le boulet de canon et le boulet des bagnes, ces diamants de l’écrin royal, la guillotine, cet autre joyau de la couronne... Eh bien ! malheur à vous, pourtant, malheur ! car ni vos palais ni vos têtes ne sont à l’abri des tremblements de colère, des convulsions volcaniques de la conscience humaine indignée !...

MARIETTE, revenant à elle et portant les mains à son cœur et à sa tête.

Oh !... mon cœur... ma tête... oh !... Christin...

CHRISTIN.

Mariette !... oh !...

MARIETTE, toujours folle et sans lui répondre.

Christin... mon Christin... où es-tu ?... Ah ! oui, là-bas... (Elle avance sur le devant de la scène.) Attends... me voici. — Dieu !... j’étouffe !... on ne respire pas ici... — Ah ! prends garde !... un ruisseau... ta main pour m’aider... ciel !... le ruisseau s’élargit... c’est un fleuve... il s’élargit encore... toujours... l’océan... et là, là... au bout... ah !... Cayenne !... (Elle tombe à la renverse dans les bras de sa tante.)

CHRISTIN.

Ah ! !... et les cieux ne s’écrouleraient pas, et la terre ne s’entr’ouvriraient pas, et la Révolution n’en jaillirait pas enflammée et terrible !... Oh ! qui en doute est un lâche... qui dit non en a menti !... — Quand la civilisation païenne immolait dans ses cirques les femmes du Christianisme, elle, aussi, avait les Barbares à ses portes. Civilisation chrétienne, vois cette martyre (Il montre Mariette) : les Barbares ne sont pas loin... ils foulent de leurs pieds le pavé de tes rues, ils se nomment les Prolétaires... Et maintenant, vieille traîneuse de pourpre, proclame-toi, si tu veux, immortelle et divine ; Trahison, sois sa vierge servile, et fais-lui un bain de nos douleurs ; Proscription, sois sa Flore domestique, puise à deux mains dans la corbeille des supplices, et effeuille sur son front nos âmes détachées de leurs tiges ; Meurtre, sois son échanson, et verse-lui notre sang ; qu’elle en boive à plein crâne, à pleine coupe : la louve a besoin de pareils enivrements pour se voiler l’heure de la mort ; il lui faut ces saints-sacrements de cannibales, cette extrême-onction du crime à l’agonie pour revivre éternellement dans l’Histoire, à la droite des Césars antiques ! — Et toi, Brennus social, horde des faubourgs, allume la torche, tire le glaive, mets du fer et du feu dans la balance... Hourra ! et entre dans ce sanctuaire de l’anthropophage majesté, pénètre sous ces portiques de l’ordre sépulcral, bâtis avec les ossements, avec l’ivoire-humain de dix-neuf siècles de générations... Hourra ! et viens jusque dans sa cuve de marbre ou d’or la saigner aux quatre veines !... viens ! et que de ce jour date l’ère d’émancipation du Socialisme, le triomphe de la catholique, harmonique et humaine anarchie, l’Evangile selon la nature de la liberté individuelle et l’universelle solidarité... — Aux armes ! les barbares. Aux armes ! les prolétaires. Aux armes les esclaves. Guerre aux maîtres ! Et malheur aux vaincus !
(Le 2e Agent reparaît avec une liasse de papiers et quelques livres.)

LE 1er AGENT, faisant signe de partir.

A Mazas !

(La toile tombe.)

— FIN. —

OMISSION. — Feuilleton de l’avant-dernier numéro. En tête de la Scène V, et après MARIETTE, CHRISTIN, il faut lire :
De retour du musée, ils entrent en scène par la porte du fond, Mariette donnant le bras à Christin ; ils continuent une conversation commencée au dehors.


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