SUR UN VOLCAN.

Ce n’est pas seulement l’héritier de Saint-Pierre qui trône sur un volcan, c’est aussi le Neveu de son Oncle. Si la cité romaine est devenue la Ville-Eternelle, si la Rome du paganisme est devenu la Rome du catholicisme, Paris est devenu la Rome des Césars. Les Tuileries en sont le capitole, et la roche tarpéienne, c’est-à-dire les faubourgs, sont très proches des Tuileries. Pour les éloigner, ces redoutables faubourgs, on a reculé les barrières jusqu’aux murs de fortifications, et l’on ne s’est pas aperçu qu’on n’avait réussi qu’à agrandir l’abîme. Aujourd’hui, Paris compte une population d’au moins 300,000 prolétaires de plus qu’en Juin 48, des hommes que la suspicion et la misère ont chassés de leurs provinces, de nouveaux barbares qui n’attendent que l’occasion pour se ruer en masse, le fer et la flamme au poing, sur la Civilisation qui les traite en vaincus. Le Paris des exploiteurs, le Paris de 1860 comme celui de 1848 danse sur un volcan. Le César qui, dans l’idée des intéressés, devait museler cette voix souterraine, l’étouffer à tout jamais, — tant est puissante la force des choses, — est parfois la crevasse par où suinte ce grondement de lave ou d’hommes, ce gonflement intérieur de révolution. Destinée bizarre ! cet impérial représentant de l’ordre est l’organe incarné du désordre. Quand les bourgeois commencent à se remette de leurs peurs et à s’abandonner aux douceurs de l’usure, il ouvre la bouche d’un air fauve et en laisse tomber une parole qui leur glace le sang dans les veines et leur trouble la digestion dans le ventre. C’est qu’il est dans le secret de toutes les polices, et que ce n’est plus quelques milliers de communistes qu’accusent les Duchatel du jour, mais des millions de socialistes !... Plus que tout autre, lui qui a l’œil au guet, l’oreille collée sur les tremblements convulsifs de la multitude, il sait qu’il y a péril en la demeure. Et comme il y va de son salut plus encore que du vôtre, bourgeois, il vous crie : attention ! il n’est que temps de détourner le cours des esprits ; nous festinons sur un volcan : gare l’éruption !

Et de là Sébastopol, et de là la campagne d’Italie, l’apostrophe à M. Hubner, les menaces à l’Angleterre, la réponse à M. Rotshchild**, la grande question papale et le grand turc, enfin toute la politique de bascule et de casse-cou que vous savez.

Ce n’est pas rassurant pour vous, bourgeois, mais que voulez-vous : c’est la nécessité qui commande, c’est la fatalité qui ordonne. Plutôt Bonaparte que la Révolution, avez-vous dit : Vous avez Bonaparte et la Révolution par dessus ou plutôt par dessous ; vous êtes tombés de Carybde en Scylla.

Oui, ce Napoléon-Louis XV qui répète aussi, mais mentalement, “après moi la fin du monde”, semble avoir à tâche de déconsidérer à tous les yeux l’Autorité, il l’use jusqu’à la corde, il n’en laissera pas même les loques à ses héritiers présomptifs ; pas un des mille prétendants à sa succession qui puisse trouver à s’y nicher. Certes, ce n’est pas de gaîté de cœur qu’il agit ainsi, mais contraint et forcé. La Révolution sociale, pour enchaînée qu’elle soit, n’est pas morte, elle a des pulsations qui font frémir ses oppresseurs, et, à chaque battement d’artère, ils se sentent pris de vertige ; ils veulent détourner l’orage et ils le précipitent. C’est ainsi que le Bonaparte a soulevé la question de l’indépendance italienne, question qui le déborde et menace de tout engloutir. Le voici maintenant, s’il faut en croire les apparences, comme avant Villafranca, en hostilité déclarée avec les ultramontains (je dis en apparence, car rien ne prouve qu’ils ne soient de connivence ensemble et ne jouent la comédie, compères et compagnons). De quelle manière que ce soit, avec eux ou contre eux, l’homme de Décembre joue gros à ce jeu-là ; il est sur le chemin qui mène aux catastrophe. Quand la révolution est dans les esprits, tout ce qu’on tente pour la dévoyer l’accélère. Comme à la veille des journées de Février, les banquets présidés par Odilon-Barrot, nous avons aujourd’hui les brochures rédigées par Louis-Napoléon-Laguéronnière. Aujourd’hui comme en Février, les hommes d’Etat, les notables de la politique reconnaissent et dénoncent l’existence du volcan ; les Jérémies de la veille pleurent sur les ruines du lendemain. “ Il ne s’agit pas, disent-ils, d’amoindrir ou d’augmenter le patrimoine temporel du Saint-Père, il s’agit de le sauver ! ” Mais le pouvoir pontifical est aussi entêté que le vieux Louis-Philippe et il ne cédera que lorsqu’il sera trop tard. Sa chute sera le signal de la sociale révolution universelle. Le souverain sacreur doit entraîner avec lui dans sa débâcle tous les sacrés de l’autorité temporelle. Le trône papal brûlé c’est tous les trônes en poussière.

Moi qui n’ai pas foi à la parole des diplomates, je ne crois pas non plus à la sincérité de cette brochure le Pape et le Congrès ; je la suspecte de tricher à la phrase, je lui soupçonne un envers [bizeauté]. Le Bonaparte ne serait pas aussi fou que de se mettre à dos le clergé ; il est trop peu solide pour jeter par derrière lui une de ses deux béquilles et ne garder que l’autre, l’armée ; il est rivé à vie à ces deux étais, la guerre et la messe. Cette brochure n’est rien autre que le pendant de Spectre Rouge, de Romieu, c’est un avant-coureur de Coup-d’Etat européen. L’auteur n’en est pas plus Bonaparte que Laguéronnière ; ils ne sont tous les deux que des prête-noms, des hommes de paille, les gérants responsables. L’auteur, c’est la Société de Jésus, pour qui les empereurs comme les portefaix sont des automates. On a voulu rallier à soi la bourgeoisie libérale dont on a besoin, sans doute, comme comparse, pour dissimuler certains préparatifs de guet-à-pens, sauf, une fois la scène jouée, à la faire rentrer, au coup de sifflet, dans les coulisses, ou à la faire disparaître sous la trappe. Peut-être ne voulait-on pas du Congrès, craignait-on que ses décisions ne fussent pas assez radicalement absolutistes, et on a ainsi fourni un prétexte au cardinal Antonelli pour refuser d’y venir et l’ajourner indéfiniment. Peut-être est-ce une manœuvre pour détourner l’attention de l’Angleterre ou la Prusse, dépister les protestants et les libéraux, les constitutionalistes de la politique et de la religion, et débarquer, clandestinement, quelqu’une de ces nuits, sur les bords du Rhin ou sur les côtes de la Carthage britannique, toute la meute des colonels, les libérateurs de l’Irlande ou les protecteurs de la confédération germanique. Je ne sais pas exactement ce qu’il en est, mais ce que j’affirme c’est que la rédaction de la brochure ment comme la signature, c’est qu’il y a là-dessous quelque horrible mystère, quelque sanglante trahison ; un piège est caché sous les fleurs de rhétorique de cet écrit ; on sent l’ironie, comme une griffe, percer sous les expressions de velours. Vraiment, c’est trop peu pour les Jésuites que la présidence papale sur l’Italie, il la leur faut sur toute la chrétienté. Si la papauté consentait à se borner à la défensive, si elle cédait un seul pouce de terrain, elle serait perdue ; elle ne peut se sauver que par l’offensive (si toutefois elle peut se sauver !) Il lui faut tout ou rien : l’Autorité ou la mort ! absolument comme les anarchistes : la Liberté ou la mort ! Il n’y a de salut que dans l’intégrité des principes. Périssent les justes-milieux, protestant et libéraux, éclectiques de toutes sortes : Liberté absolue ou Autorité absolue !

Année 1860, soit la bien venue, toi qui nous apportes les augures de grands cataclysmes. Ou je me trompe fort ou tu légueras à la postérité une date lumineuse, l’universelle éruption de la Révolution Sociale.

A force de gronder sourdement dans ses flancs, le volcan finira bien par s’ouvrir un cratère. C’est le souhait du Libertaire pour la présente année.

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