Arnaud Bataille.

Le Libertaire ne paraît qu’à de longs intervalles, et son format est bien exigu[ë] ; il ne lui est guère possible de traiter les questions d’actualité. Cependant, à ce travailleur, mort l’outil et la plume en main par delà l’Atlantique, il doit une place, — et je veux apporter une parole à sa sépulture.

Je n’ai pas connu Arnaud Bataille ; je n’ai appris son nom qu’en apprenant sa mort. Mais ce que j’ai appris de lui m’a ému et me le fait aimer. — Né bourgeois, il s’est fait prolétaire par le bras comme par la pensée, à l’encontre de tant d’autres qui, nés prolétaires, se font bourgeois, par esprit sinon par état. S’il eut voulu mettre sa force, son intelligence au service de ses intérêts grossiers, abdiquer toute délicatesse, tout sentiment élevé ; s’il eut voulu ne s’occuper que d’une chose : faire son affaire, comme on dit, sans nul doute, au lieu de mourir à l’hôpital, épuisé par la misère, par les sombres journées du travail manuel, par les mornes veillées du travail intellectuel, par ses luttes, comme ouvrier, envers et contre le capital, par ses luttes, comme penseur, envers et contre l’ignorance ; s’il eut voulu ne songer qu’à son individualité privés, comme civilisé, au lieu de songer à son individualité sociale, comme homme, sans nul doute, il serait encore de ce monde, il vivrait gras et repu parmi ce qu’on nomme les heureux, il vivrait comme vivent les porcs à l’engrais. — Il est plus facile à l’homme qui se met en route dans la société actuelle, au prolétaire qui veut faire son chemin, à l’ouvrier avec ses souliers troués, au paysan avec ses gros sabots, il lui est plus facile d’arriver à la fortune, de se transformer en millionnaire, qu’il ne lui est facile d’arriver à être ce que fut Arnaud Bataille, c’est-à-dire un homme, un riche de cœur et d’intelligence. Le civilisé qui vise à devenir millionnaire peut certainement essuyer des pertes, des catastrophes, il n’est pas à l’abri de toute mauvaise chance. Mais pour l’homme de cœur et d’intelligence, pour celui-là qui n’aspire qu’à acquérir des richesses morales, qui se trouve trop à l’étroit en soi et voudrait briser toutes les frontières individuelles pour se répandre davantage dans les autres, oh ! pour lui, combien de banqueroutes ! Froissé à tout instant dans ses sentiments, arrêté à chaque pas dans le développement de ses facultés intellectuelles, il est rare qu’il ne cède pas parfois au découragement et, — comme le sauvage au courant du fleuve, — qu’il ne s’abandonne alors à l’entraînement d’une société avilissante. Aussi, quand des hommes comme Arnaud Bataille s’offrent en exemple et en sacrifice au Prolétariat, à l’Humanité, (car le Prolétariat c’est l’Humanité, attendu que ce qui distingue l’Humanité de l’Animalité c’est le travail, le travail du bras comme celui du cerveau) ; aussi, dis-je, est-ce un devoir de signaler ces natures de géants et de rebelles aux natures, hélas ! trop nombreuses, de nains et d’esclaves, afin de faire honte à ceux-ci et du susciter en eux le désir d’imiter les autres, le besoin de se grandir.

Si les privations d’un ordre physique, si les déchirements d’un ordre moral sont le lot obligé de celui que cherche à s’élever au-dessus des basses jouissances de ce monde, il est aussi des moments de bonheur qui le récompensent de toute une vie de tourmente — c’est quand il rencontre un homme qui marche dans la même voie que lui, c’est quand il peut découvrir un de ses semblables ! Car la solitude au milieu d’une multitude d’êtres qui vous ressemblent physiquement, la solitude dans ce débordement de têtes et de poitrines crétinisées, pareille solitude est ce qu’il y a de plus horrible, de plus accablant. L’homme expansif, refoulé sur lui-même, saigne ainsi par tous les pores de ses organes passionnels, il se prend à douter de sa raison, à douter du progrès, à douter de l’avenir. Mais à la vue d’un de ses pareils, il sent tout son être se dilater, le sentiment échangé vient corroborer en lui la raison, — il ne doute plus, il a la certitude ! Il n’est plus seul, impuissant, une sorte de castrat incapable de se reproduire, une difformité sociale condamnée à périr sans postérité, il n’est plus un individu, il est l’humanité ! ...

La mort peut venir, elle peut le faucher ; c’est un épi que la tombe ne prendra que pour l’égrener, et dont chaque grain reproduira un épi.

La vie est éternelle, et d’autant plus féconde et d’autant plus multiple qu’elle est mieux cultivée.

Pour toi, Arnaud Bataille, comme pour tous ceux qui ont été prodigues en labeurs sociaux, la fosse n’est pas un gouffre aride, c’est le sillon de nouvelles et plus riches vies !

Homme, tu as aimé, tu as haï ; tu as lutté pour le bien, pour le beau ; tu as dépensé en moins de quarante années plus que d’autres en quatre-vingts ; tu n’as pas été un cadavre, toi, de ton vivant, tu ne le seras jamais : les cadavres, ils sont sous la peau des civilisés qui appellent l’or une jouissance et la débauche de leurs sens corrompus la vie.

Non, en cessant de vivre sous une forme étiolée, dans un milieu mortel et périssable, non, tu ne t’es pas anéanti, travailleur ! tu t’es transformé, tu t’es multiplié !!..

La matière intellectuelle et morale que tu as élaborée sous ton enveloppe humaine n’est pas perdu[e] pour l’Humanité, humanité terrestre ou humanité astrale. Perfectible elle a vécu, perfectible elle vit, perfectible elle vivra. Le Progrès est universel et infini. Gloire au Progrès dans l’univers, et perfectibilité sur la terre aux hommes de bonne volonté !


 

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