Le 10e Anniversaire

Le 23 juin, la Société internationale, sur l’initiative de la section allemande, a célébré l’anniversaire des journées de Juin 48. Des députations de Sociétés révolutionnaires de diverses nations assistaient, avec leurs bannières respectives, à cette solennité.

Mille à douze cents personnes, hommes et femmes, étaient réunis dans Harmory Garden. Nous ne rendrons pas compte des discours prononcés en langues étrangères à notre entendement, nous craindrions de ne pas être assez sûrement renseignés pour le faire. Mais, pour ce qui est de la partie française, la manifestation a eu le caractère qu’elle ne pouvait manquer d’avoir, c’est-à-dire de fraternité pour le prolétariat insurgé et saignant et d’exécration pour la bourgeoisie légale et homicide. Les droits sociaux ont été consacrés de nouveau par la parole. Juin 48 y a été salué comme le prélude de la grande guerre pour l’affranchissement des travailleurs.

C’est dans l’esprit que nous venons d’indiquer que le président a pris la parole et a ouvert la séance.

Des orateurs Allemands lui ont succédé à la tribune, puis le citoyen Latour, ouvrier tailleur.

Le citoyen Latour possède fort peu son français ; son orthographe est des plus incultes, et la construction de ses phrases souvent en désaccord avec les règles grammaticales. Les bourgeois lettrés peuvent rire de sa prose ; les prolétaires, qui ne sont pas des lettrés et qui savent ce que parler veut dire, le comprendront. C’est déjà quelque chose de pouvoir traduire sa pensée sur le papier ; il y a tant de prolétaires qui ne savent ni lire ni écrire. La société, cette marâtre ne leur donne guère pour maître d’école que le bourgeois d’apprentissage et pour salle d’étude que l’atelier. Si l’ouvrier Latour n’a pas la connaissance de la langue française, il a ce qui ne s’apprend pas dans les collèges, l’intelligence de ses droits sociaux.

Voici son discours :

Citoyens,

Contrairement à plusieurs de nos amis, nous te saluons, 24 Juin ! Tu n’est pas pour nous une date de deuil sur laquelle il faut jeter un drap mortuaire, dire un liberamus, un oubli. Non, le souvenir de tes barricades, ton sang versé, le fantôme de tes martyrs viennent réveiller en nous les droits soulevés d’alors ; tu es la consécration de l’avènement du socialiste et de l’égalité au bien-être universel ; salut, salut, 24 Juin ! tu as scellé de ton sang les droits populaires ; tu as fait jaillir des éclairs de liberté ; encore une fois, salut !

Tu nous as appris à connaître les hommes et les choses, et nous arrivons à dire aujourd’hui que tous ceux qui n’ont pas travaillé, mangé, logé, enfin, vécu avec le peuple ne doivent pas et ne peuvent pas, malgré la bonne volonté qu’ils y mettraient, ne peuvent pas, dis-je, donner ni organiser le bien-être des travailleurs. Eh ! comment le pourraient-ils ? Ils ne le connaissent pas. Ils ne feront que ce qu’ils ont toujours fait et ne sont capables que de se donner, à eux-mêmes, toutes les jouissances et aux prolétaires de travailler pour.

Frères et amis, prenez-y garde, les temps approchent et les mêmes hommes sont là qui vous guettent, semblables aux chiens d’arrêt, prêts à sauter sur leur proie. Prenez-y garde ! ils vous enlèveront encore le fruit de vos misères et de vos martyres. Ne riez pas, citoyens, Février est déjà loin de vous et nous voyons avec peine que des hommes, qui étaient alors des traites à la République, sont aujourd’hui vos idoles, vos chefs, et demain seront maîtres comme ceux qui ont régné et qui règnent aujourd’hui. Comment en serait-il autrement : leurs intérêts sont-ils les vôtres ? Non. Et ne possèdent-ils pas toutes les roueries, toutes les flatteries du savoir-mensonge et de l’hypocrisie ? N’avez-vous pas dans l’exil des hommes qui cherchent à dénaturer les faits historiques ; ne vous disent-ils pas que c’est nous, travailleurs socialistes, qui avons perdu la Révolution : tandis que tout est là pour vous dire le contraire de ce que vous disent les intéressés. Cette date, 24 Juin, ne leur dit-elle pas qu’ils mentent ! Les actes officiels du gouvernement de Février ne sont-ils pas là qui l’attestent ? Les socialistes, le lendemain de Février, ne furent-ils pas traqués, assassinés mieux qu’au beau temps du roi déchu ?

Qu’ont-ils fait ? C’est ce que nous allons voir, sans nous occuper des hommes et sans faire de commentaires. Nous ne citerons que les faits ou plutôt conspiration qui a amené la tuerie des socialistes.

Te voilà Février, jour de bonheur et d’espérance ! Tu n’avais pas fini d’éclore que deux coteries arrivent pour t’arracher ton jeune germe de liberté : l’une venant du National et l’autre de la Réforme. Leur premier travail fut d’empêcher la justice populaire et d’organiser à leur profit une garde prétorienne. Le monde entier en connaît l’histoire.

Et encore, si nous avons eu le mot république, ce n’est qu’à une pression populaire, à la tête de laquelle se trouvaient des amis du peuple ; de même, ils ont rejeté avec dégoût le drapeau rouge, l’emblème de la régénération et de la vie sociale, emblème aussi de vos sueurs et de vos misères et de vôtre sang toujours versé au bénéfice des traites et des marchands. Ils ont préféré l’emblème de l’exploitation de l’homme par l’homme. Aussi, c’est à partir de ce jour que furent organisées mathématiquement les conspirations ou plutôt, comme nous l’avons dit plus haut, la tuerie des ouvriers socialistes.

Le 16 Mars, la manifestation bourgeoise (nommée bonnet à poil), ne voulant pas être incorporée avec les travailleurs, plus à l’aise pour la conspiration, ils voulaient conserver le privilège du bonnet.

A la même date, les bourgeois de Rouen et de Limoges faisaient leur 24 Juin en mars. Ils ont tué, emprisonné ou condamné au bagne les hommes de l’idée sociale. Qu’a fait le pouvoir, ministre de l’intérieur et de la justice ? Vous étiez tout-puissant ; avez-vous ouvert les portes de prisons pour en faire sortir les martyrs et y plonger les assassins. Pas si bête ! vous vous seriez enfermé vous-mêmes !

Le 16 Avril, qui a fait battre le rappel ? Qui a crié et fait crier : Mort aux communistes ! – Nos bons bourgeois !

Qui a, aussi, fait renvoyer des ateliers les ouvriers étrangers, sous le prétexte de faire faire la Révolution dans leur pays ? Mensonge, c’était un trop-plein que vous vouliez vider pour accomplir, avec plus de facilité, vos idées liberticides. Les promesses d’armes, que vous aviez faites à ces prolétaires, ont-elles été tenues ? Bien au contraire, la police fut avertie de l’arrivée de ces révolutionnaires. Les bords du Rhin, le Pont-Bon-Voisin, Blanc-Miseron et Risquons-Tout sont des actes officiels.

Aujourd’hui plusieurs de vous sont en exil, d’autres en prison, et vous pleurez la perte de vos amis que l’on condamne et que l’on envoie à Cayenne. C’est de votre faute. Il ne fallait pas donner l’exemple du crime. Si vous aviez supprimé M. Bonaparte quand il est venu à l’Hôtel-de-Ville vous offrir ses services, vous n’auriez pas à déplorer la perte de vos dignes amis. Pourtant, vous vous êtes dit et vous vous dites révolutionnaires montagnards, comme ceux de 89 et de 93, et vous vous êtes mis à plat ventre sur leurs principes et, semblable à un cataplasme, vous n’avez su que les amollir.

Je passe, car je souffre, et j’arrive d’un seul bond au 15 Mai. Et, sans nous occuper des détails, nous vous demandons quels étaient les hommes que vous avez tout d’abord jeté au donjon de Vincennes ? Ceux qui trois mois avant étaient au Mont-Saint-Michel, des révolutionnaires socialistes, amis du peuple et de la liberté. Grande logique ! Il vous a été plus facile d’avoir raison de cette canaille, comme a dit sur le boulevard le fameux général du 15 Mai.

Pour nous, nous vous en remercions, et cette date n’en est que plus glorieuse, car il n’y avait derrière ces barricades que le peuple, que le vrai peuple ; les deux camps étaient bien tranchés : propriété d’un côté et travail de l’autre. C’était le 24 Juin avec toutes ses conséquences – vivre ou mourir – conséquences que le pouvoir avait amenées en créant les ateliers nationaux et en les supprimant brutalement. Quatre-vingts mille familles étaient jetées sur le pavé de Paris, n’ayant ni pain ni gîte ; il fallait bien en arriver à ce résultat terrible, la bataille. Aussi ces quatre-vingts mille hommes s’étaient donnés rendez-vous pour le lendemain – quarante mille pour le quartier du Panthéon, quarante mille pour celui de St-Martin – en se donnant la promesse que pas un ne manquera, tous traversent la Cité avec ce chant, ou plutôt ce cri : "Du pain ou du plomb !"

Qu’avez-vous fait ? Ces cris étaient assez sonores, assez terribles pour arriver jusqu’à vous… Oui, vous les avez entendus, et vous avez eu peur ; et votre peur vous fit faire venir les canons de Vincennes, les marins de Brest et de Cherbourg, les gardes nationales des provinces, en leur disant que la République était en danger. Oui, la République bourgeoise était en danger, oui, les privilèges de l’exploitation étaient aussi en danger, car le Socialisme avait levé son étendard, – rouge était sa couleur, le niveau et l’équerre étaient sa ligne de conduite à suivre, et vous l’avez si bien compris que vous avez supprimé les journaux, et en donnant de fausses nouvelles la victoire vous est restée ; encore elle n’était pas complète : il vous a fallu, après la bataille, envoyer comme colons sous le soleil tropical d’Afrique les deux-tiers de la population ouvrière de Paris, sans parler des pontons, des casemates, ni des mitraillades nocturnes. C’en est assez, arrêtons-nous, et disons que ces journées ne s’effaceront jamais de notre mémoire ; elles sont pour nous une ligne de conduite à suivre pour la révolution qui arrive à grand pas. Citoyens ! ne l’entendez-vous pas ? elle vous crie : Alerte ! Ne l’entendez-vous pas ? elle heurte du pied le vieil édifice de la spéculations : il tremble, il s’affaisse sous le poids du vice et du crime. A nous, prolétaires, de profiter du moment et disons-nous qu’il ne nous faut plus de gouvernants, quels qu’ils soient : les plus honnêtes ne valent rien. Et qu’avons-nous besoin de directeurs ? N’est-ce pas nous qui produisons, et qui aujourd’hui même faisons toutes choses ? Les grandes lignes télégraphiques et de chemins de fers ne sont-elles pas faites par nous ? Les grandes fabriques et la culture, encore nous ? Qu’avons-nous donc à faire ? Seulement d’enlever le parasite, et c’est très facile : nous n’avons qu’a supprimer l’intermédiaire qui ne fait et ne produit rien que vos misères. Ce ne sont pas ceux que l’on nomme chefs qui travaillent ; loin de là, ils suppriment le travail très souvent et à leur volonté.

Citoyens, comme c’est nous qui avons fait et produit toute chose, elle devrait être à nous. Eh bien ! à la prochaine révolution, nous n’avons qu’à garder le fruit de nos labeurs et de l’échanger entre nous de production à production ; et pour cela il faut se dire : Je veux avoir à moi tout le produit de mon travail.

Et, croyez-nous, ce ne sera jamais un gouvernement autoritaire qui pourra vous donner le bien-être. C’était ce que j’ai dit plus haut, il n’a pas été dans ma pensée de vouloir attaquer les hommes mais seulement les choses, et pour chercher à prouver que tout gouvernement était nuisible à la liberté. Et il n’est pas possible de trouver deux hommes qui veuillent s’entendre et surtout se faire des concessions mutuelles sur leur manière de voir. Nous en connaissons, et des plus honnêtes, qui jamais ne voudront abdiquer leur personnalité au bien-être de tous. Qu’ils viennent parmi nous, qu’ils nous instruisent de leur savoir intellectuel et ils auront bien mérité de la Révolution et de la Liberté. Par ce moyen, les coteries seront impossibles, les personnalités effacées et les combats fratricides jamais plus ne reviendront.

Vive la Liberté !

Ensuite est venue l’improvisation du citoyen Montfalcon. En voici le résumé :

La bourgeoisie est aujourd’hui au prolétariat ce que la noblesse était jadis à la bourgeoisie. De nouvelles journées insurrectionnelles se préparent. Qu’alors les prolétaires ne laissent pas enchaîner le mouvement par les bourgeois. C’est entre eux et nous un duel à mort. Plus de chefs, plus de maîtres. Les ouvriers doivent faire leurs affaires eux-mêmes. Comme en 93 avec Louis Capet, le noble des nobles, il faut en finir avec la bourgeoisie.

Ces deux discours ont été chaleureusement applaudis.


 

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