LE LIBERTAIRE

Contrairement à multitude de ses devanciers du journalisme, le Libertaire ne vient pas tenter une spéculation commerciale, faire de sa presse un levier à battre monnaie, une banque à émettre des assignats ; il laisse ce soin à la vénalité de la plupart de ses confrères. Que ceux-ci se fassent encore les prétoriens des pouvoirs tombés dans l’idiotisme, les cent-suisses du capitalisme : qu’ils édifient leurs feuilles en garde-meubles des friperies monarchiques, religieuses ou bourgeoises, en pierre druidique des divinités patriotiques et autoritaires, en tabernacle de l’hostie-civilisation (la civilisation, c’est-à-dire cet ensemble d’institutions disloquées, ce cadavre en putréfaction et à qui les vers rongeurs prêtent seuls un semblant de vie, la vie qui grouille à tous les Montfaucons). Enfin, que sur le théâtre de la publicité, les histrions de vieille presse, ces organes ordinaires des rois (et des privilégiés, qui sont aussi des rois), se drapent dans leurs vieux oripeaux ; qu’ils débitent leurs tirades classiques et modérément honnêtes contre les novateurs et les révolutionnaires ; qu’ils donnent à leurs lecteurs la représentation par ordre des tragiques et burlesques passions de ceux-là qui les paient... le Libertaire, lui, ne songe pas à leur faire concurrence. Il aspire tout humainement et tout naturellement à la vie des générations futures. Il est une preuve de conscience, un cri du cœur, une étincelle du front. Ce qu’il veut, c’est émettre des idées nouvelles et en propager la circulation ; c’est les imprimer, s’il se peut, en caractères de flamme et en projeter le rayonnement dans l’ombre des cerveaux et des cœurs.

Le Libertaire froissera dans sa marche bien des choses et bien des gens, tout ce qui a l’immobilité pour règle. Il heurtera du coude et du pied les préjugés imbéciles et sans nombre des peuples et des hommes ; armé de l’histoire, comme d’un instrument de destruction, il travaillera à pulvériser le vieil ordre ou plutôt le désordre légal. Et à l’aide de la science sociale, baguette magique, il tentera de faire jaillir du sein de l’humanité, naguère sauvage, puis barbare et aujourd’hui encore civilisée, les sources vives de la libre harmonie.

Il a pour principe, un et supérieur : La liberté et en tout et pour tous. Il ne reconnaît d’autorité que l’autorité du progrès. En tout et pour tous, il veut l’abolition de tous les esclavages sous toutes les formes, l’affranchissement de toutes les chairs et de toutes les intelligences.

Le Libertaire n’a de patrie que la patrie universelle. Il est l’ennemi des bornes : bornes-frontières des nations, propriété d’Etat ; bornes-frontières des champs, des maisons, des ateliers, propriété particulière ; bornes-frontières de la famille, propriété maritale et paternelle. Pour lui, l’Humanité est un seul et même corps dont tous les membres ont un même et égal droit à leur libre et entier développement, qu’il soient les fils d’un continent ou d’un autre, qu’ils appartiennent à l’un ou l’autre sexe, à telle ou telle autre race.

De religion, il n’en a aucune ; il est protestant contre toutes. Il professe la négation de Dieu et de l’âme ; il est athée et matérialiste, attendu qu’il est affirme l’unité universelle et le progrès infini ; et que l’unité ne peut exister, ni individuellement, ni universellement, avec la matière esclave de l’esprit et l’esprit oppresseur de la matière, comme le progrès non plus ne peut être infiniment perfectible s’il est limité par cette autre borne ou barrière où les humanicides ont tracé avec du sang et de la boue le nom de Dieu.

Le Libertaire ne s’adresse, quant à présent, qu’à ceux qui savent lire le français. Mais, si le public lui prête vie et que, petit format devienne grand, il ambitionne de paraître en anglais, en allemand, en italien, en russe, voire même en chinois. Sa feuille, aujourd’hui si peu ample, sera entièrement consacrée, au verso comme au recto, à la propagande révolutionnaire, à la confession des idées sociales. Aussi, pour être admis dans ses colonnes à la parole, c’est-à-dire à l’insertion, faudra-t-il s’y présenter muni de prose ou de rimes fécondes en logique sérieuse ou en ironie plaisante ou amère ; faire preuve d’originalité ; se montrer poétique, sinon par la forme au moins par le fond ; être tout à la fois mordant et caressant dans les capricieuses fantaisies de l’imagination, et fulgurant de vérité dans les orageuses conceptions de la pensée ; avoir dans la voix des chants de fauvette pour chanter la grâce, la bonté, la beauté, l’intelligence, la lumière humaine ; et dans le gosier et sur les lèvres un sifflet de locomotive pour huer à souffle de vapeur la laideur, la bêtise, la méchanceté, la difformité, les ténèbres du cœur et du cerveau de tant de vils crétins travestis en hommes et qui déshonorent l’espèce-humanité.

L’éditeur du Libertaire fait donc appel à tous les hommes de lutte et de bonne volonté de tous pays et de toute condition, à tous ceux ou celles en qui bouillonnent des pensées neuves, laves de rénovation sociale. Le cratère est ouvert, mais pour qu’il continue à jeter feu et flammes il faut l’alimenter. Manquerait-il de révolutionnaires ? ou bien ces révolutionnaires manqueraient-ils de cervelle et de cœur ?

La publication aux Etats-Unis de cette petite feuille insurrectionnelle est une œuvre qui, si elle est sans profit, n’est peut-être pas sans péril pour le signataire responsable. Aussi est-il en droit d’attendre de ses frères et sœurs (qui, comme lui, sacrifient au mouvement, au progrès) l’appui de leurs forces, le concours de leurs lumières. Sans parler des lois restrictives de la liberté de la presse, et à défaut des bulles impériales de France, il existe dans les divers Etats de l’Union bon nombre de civilisés, brutes à peau d’hommes et à oreilles de bourgeois, et qui – les uns au nom du chauvinisme américain ou au nom du chauvinisme français, les autres au nom de la féodale inquisition religieuse ou au nom de la sainte institution de l’esclavage – menacent sans cesse du fil de leurs poignards ou du canon de leurs pistolets l’existence du libre parleur, ou bien encore le dévouent aux dieux infernaux du chômage et du jeûne. Mais peu importe ! Les cotisations déjà assurées d’un certain groupe d’esclaves rebelles suffiront, s’il le faut, pour faire vivre le journal. Et, quant à celui qui met son nom au bas de ces lignes ; si dans ce tournoi où il se présente comme champion de l’avenir pour combattre avec la plume des intérêts dorés de pied en cap ou des préjugés groupés par meutes sous la blouse du servage ; s’il arrivait qu’il tombât sous les coups des ignorants du prolétariat ou des savants chevaliers d’industrie, hauts loafers ou bas assassins ; eh bien ! ce serait du moins en arborant avec son sang ton écharpe écarlate et en te saluant encore de son dernier regard et de son dernier souffle, ô fleur d’amour, dame de ses pensées, LIBERTÉ !

Joseph DÉJACQUE


 

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