ANNEXE II

Ernest Coeurderoy

D’un milieu social bien différent de celui de Déjacque, puisque fils d’un médecin républicain d’Avallon et médecin lui-même, Ernest Coeurderoy (1825-1862) a connu une évolution parallèle. D’abord simplement républicain, l’étudiant en médecine aura à soigner à l’Hôtel-Dieu de Paris les insurgés de Juin 48, que la police vient " interroger " sur les paillasses où ils agonisent. Compromis dans la journée du 13 juin 1849 qui consomme la déconfiture politique de la petite-bourgeoisie démocratique, il se réfugié en Suisse puis en Belgique , pays d’où il sera successivement expulsé, enfin à Londres (de 1852 à 1854). C’est en exil qu’il achève de devenir un socialiste révolutionnaire radical et mène campagne contre mes chefs républicains et les notabilités socialistes responsables, directement ou par défaut, du massacre du prolétariat parisien en juin 1848.

En collaboration avec un jeune ingénieur fouriériste, Octave Vauthier, il publie en 1852 à Bruxelles, un ironique et vigoureux pamphlet, La Barrière du Combat ou Dernier Grand Assaut qui vient de se livrer entre les citoyens Mazzini, Ledru-Rollin, Louis Blanc, Etienne Cabet, Pierre Leroux, Martin Nadaud, Malarmet, A. Bianchi (de Lille) et autres Hercules du Nord.

Dans ce pamphlet, les deux révolutionnaires fouriéristes ridiculisaient les prétentions des chefs républicains et socialistes vaincus à faire autour de leurs personnes " l’unité des républicains " en exil et à former avec Mazzini et autres vedettes, un " directoire révolutionnaire européen ". Diverses réunions s’étaient tenus à Londres dans ce but au printemps 1852 .

" Eh bien ! Ré-vo-lu-tionnaires conviés à cette comédie ridicule (de l’unité)… la voilà finie. Etes-vous satisfaits ? N’est-il pas édifiant ce steeple-chase à la dictature ? Et ces Césars d’emprunt ne se sont-ils pas assez fatigués pour mériter vos bravos.

" Moutons enragés qui vous rangez par grands troupeaux sous la gaule de vos maîtres et de leurs chiens de berger, êtes-vous corrigés ? vous sentez-vous disposés à faire encore entendre à vos chefs qui le méritent, ce tribu habituel de votre adoration :

" Saint Auguste César Ledru ! Unissez-vous ! Révolutionnez-nous !

" Saint Joseph César Mazzini ! Actionnez-nous ! Dirigez-nous !

" Saint Louis César Blanc ! Enrégimentez-nous ! Servez-nous !

" Saint Etienne César Cabet ! Nivelez-nous ! Transportez-nous !

" Saint Pierre Jules César Leroux ! Aimez-nous ! Humanisez-nous !

" Saint Auguste César Bianchi ! Départementalisez-nous ! Socialisez-nous !

" Saint Martin César Nadaud ! Soutenez-nous ! Etayez-nous !

" Saint Placide César Malarmé ! Alarmez-vous !Alarmez-nous !

" Variante qu’on chantait autrefois sur le même air :

" Saint César de Robespierre ! Priez pour nous !

" Saint César Saint-Just ! Priez pour nous !

" Saint César Danton ! Priez pour nous !

" Saint César Fouquier-Tinville ! Priez pour nous !

" Saint César Cromwell ! Priez pour nous !

" Saint César Luther ! Priez pour nous !

" Saint César Loyola ! Priez pour nous !

" Tout comme on chante encore :

" Sancta Maria ! Ora pro nobis !

" Sancta Cunegonda ! Ora pro nobis !

" Sancte Troas !Ora pro nobis !

"  Sancte Unibald ! Ora pro nobis !

" Sancte Hilarion ! Ora pro nobis !

"  Sancte Bonaventure ! Ora pro nobis ! Sancte Dagobert ! Ora pro nobis !

" Et ainsi de suite jusqu'à la Saint-Sylvestre. "(pp. 23-24.)

De même, ce credo burlesque (pp. 19-20) :

" Je crois en Etienne Cabet, le Père Tout-Puissant, qui n'a pas fait l'Icarie en sept jours; en Louis Blanc, son fils unique, notre serviteur, qui a été conçu de Pierre-Jules Leroux, est né de George Sand, toujours Vierge, a souffert sous Cavaignac, a été condamné, est mort, mais n'est pas tout à fait enterré ; est descendu en Angleterre, y a repris ses sens et après trois ans a reconstitué un Olympe où il est assis à la droite d'Etienne Cabet, le Père Tout-Puissant, d'où il reviendra en France pour opprimer égalitairement les anarchistes et les réactionnaires.

" Je crois en Pierre et Jules Leroux, en la sainte communauté, en l'union socialiste, en la reconstitution des ateliers sociaux, en la résurrection de Nauvoo, en la circulation éternelle dans l'Humanité. Amen. "

Nauvoo était une colonie icarienne aux Etats-Unis d'Amérique. Les ateliers sociaux – à ne pas confondre avec les ateliers nationaux –, sorte de coopératives ouvrières travaillant pour l'Etat, avaient été la grande idée de Louis Blanc à la Commission du Luxembourg afin d'harmoniser les rapports " du capital et du travail ".

Dans le premier tome de son ouvrage Jours d’exil, paru à Londres eau printemps 1854, il décrit les réactions des milieux républicains à sa campagne de démystification :

" La conspiration du silence, la plus odieuse des conspirations, puis, à toute extrémité, la calomnie, la colère et la haine épuisèrent leurs fureurs sur ce recueil d’hérésies et sur son malencontreux auteur. Je n’avais que ce que je méritais : pourquoi m’avisais-je de garder mon franc parler quand chacun y renonce ? Les hommes politiques de Londres fulminèrent des excommunications terribles ; autour de ma personne et de ma clientèle (de médecin) on établit des cordons sanitaires ; des amis particuliers, qui ne partageaient pas toutes mes idées, furent mis en demeure de choisir entre ma fréquentation et celle des réunions dont ils faisaient partie. Enfin à Bruxelles, des bourgeois républicains déchirèrent chez les libraires les affiches d’une brochure que nous avions publiée mon ami Vauthier et moi. Et tout cela, parce que nous trouvons qu’il est temps de jeter par terre les idoles, de détrôner les petits césars de la démocratie, et de leur dire toutes leurs vérités sans employer la langue parlementaire. Cela les gêne considérablement, surtout quand cela fait effet.

" Nul doute que si ces gens-là eussent eu à leur disposition pontons, prisons et exils, ils n’en eussent usé aussi largement que M. Bonaparte contre lequel ils publiaient alors Napoléon le Petit [de Victor Hugo]. Qu’on apprenne à connaître aussi tous ceux qui veulent gouverner encore ! Voilà comment ils comprennent la discussion et la liberté ; voilà la foi qu’il sont dans l’excellence de leurs principes ! tant que subsistera l’autorité, pouvoir et opposition joueront la même comédie. "

Il est possible que Déjacque et Coeurderoy se soient rencontrés durant leur exil londonien. Il est en tout cas certain que l’un et l’autre ont été au courant, du moins durant leur période anglaise, de leur communauté d’idées et d’action. Selon Max Nettlau, à qui revient l’initiative de la réédition de Jours d’exil aux Temps Nouveaux, à Bruxelles en 1910, la liste des chapitres non rédigés sur Londres prouverait que Coeurderoy avait prévu d parler des " funérailles de Goujon (de Beaune), où il nous aurait montré Joseph Déjacque récitant ses vers si cinglants pour les anciens hommes du pouvoir. " (Tome II, présentation de M. Nettlau, p. XVI.)

Tel passage de Jours d’exil (Edition de 1910, tome 1, pp. 43-44) fait plus qu’évoquer les Notes à la Question Révolutionnaire :

" Garde-toi surtout, prolétaire ! de marquer du stigmate de l’infamie ceux de tes frères qu’ils appellent les Voleurs, les Assassins, les Prostituées, les Révolutionnaires, les Galériens, les Infâmes, cesse de les poursuivre de tes malédictions, ne les couvre plus de boue, écarte de leur tête le couperet fatal.

" Ne vois-tu pas que le soldat t’approuve, que le magistrat t’appelle en témoignage, que l’usurier te sourit, que le prêtre bat des mains, que le sergent de ville t’excite.

" Insensé, insensé ! ne vois-tu pas qu’avant d’abattre le taureau menaçant, le matador sait faire briller dans le cirque les derniers efforts de sa rage. Et qu’ils se jouent de toi, comme on se joue du taureau, jusqu’à la mort ?

" Réhabilite les criminels, te dis-je., et tu te réhabiliteras. Sais-tu si demain l’insatiable cupidité des riches ne te forcera pas à dérober le morceau de pain sans lequel il faudrait mourir ?

" Je te le dis en vérité : Tous ceux que les puissants condamnent sont victimes de l’iniquité des puissants. Quand un homme tue ou dérobe, on peut dire à coup sûr que la société dirige son bras.

" Si le prolétaire ne veut pas mourir de misère ou de faim, il faut : ou qu’il devienne la chose d’autrui, supplice mille fois plus affreux que la mort ; – ou qu’il s’insurge avec ses frères ; – ou bien enfin, qu’il s’insurge seul, si les autres refusent de partager sa résolution sublime. Et cette insurrection, ils l’appellent CRIME !

" Toi, son frère, qui le condamnes, dis-moi : vis-tu jamais la mort d’assez près pour jeter la pierre au pauvre, parce que ,s entant l’horrible étreinte, il déroba, ou plongea le fer dans le ventre du riche, qui l’empêchait de vivre ?

" La société ! la société ! voilà la criminelle, chargée d’ans et d’homicides, qu’il faut exécuter sans pitié, sans retard. "

Coeurderoy se suicidera, à l’âge de trente-sept ans, à Genève.


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