Joseph Déjacque et la création du néologisme "libertaire" (1857)

 
tiré de Economies et Sociétés (Cahiers de l'institut de science économique appliquée), tome 6, n°12, 1972, socialisme : science et éthique

 
Valentin Pelosse

 

" L'homme est socialement la cause de tout ce que socialement il subit. "
( L'Humanisphère )

Lorsque le terme " libertaire " commença à être employé dans les milieux anarchistes de " l'Internationale antiautoritaire " – vers 1875 ? -–, rares sans doute étaient ceux qui connaissaient encore le nom de son inventeur : Joseph Déjacque (1822-1864), et les conditions d'apparition de ce néologisme, en mai 1857, à la Nouvelle-Orléans, à l'occasion de la publication d'un pamphlet de onze pages, De l'Etre Humain mâle et femelle - Lettre à P. J. Proudhon, revendiquant, contre le conservatisme proudhonien, la libération des femmes et la liberté du désir. Oublié également le journal Le Libertaire, que Déjacque édita – et rédigea – durant trois ans à New York, jusqu'à son retour en Europe, en 1861.

 

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Rappelons quelques données générales à propos de ce phénomène d'évolution de la langue qu'est un néologisme.

Les mots n'expriment pas les choses mais la conscience que les hommes en ont ", d'où il résulte entre autres que la date d'apparition d'un néologisme semble parfois tardive en regard de la notion exprimée ou de la pratique dont il rend compte, l'une et l'autre depuis longtemps diffuses dans le corps social.

Pour rendre compte de la signification d'un néologisme à son apparition, " la valeur de n'importe quel terme étant déterminée par ce qui l'entoure " (Saussure), il importera de le replacer dans le contexte de ses divers rapports associatifs. Notons également qu'un néologisme qui " réussit " – une création lexicale individuelle adoptée par la communauté linguistique intéressée et, le cas échéant, par d'autres communautés linguistiques – constitue un point de rencontre privilégié entre discours individuel et discours collectif : " le système collectif s'individualise dans la limite des besoins individuels ; l'utilisation individuelle, dans la mesure où elle exprime un nouveau besoin hors du système collectif, peut être systématisée ".

Grâce aux précisions apportées par l'ouvrage de J. Dubois, nous pouvons étudier la genèse du terme " libertaire ", à un niveau morphologique d'abord : " La formation adjectivale en (t)aire est caractéristique du vocabulaire politique et social. Sur le plan morphologique, elle apparaît, sans difficulté, lié au substantif en —té " (Dubois, p. 170). Ce qui est le cas de liberté-libertaire. " Sur le plan historique, continue l'auteur, la plupart de ces qualificatifs ont été formés entre les années 1830 et 1848, ils se rencontrent presque tous pour la première fois dans les écrits des socialistes utopiques. ‘‘Communautaire’’ se trouve dans E. Cabet en 1842, ‘‘égalitaire’’ en 1840 chez Th. Dézamy, ‘‘fraternitaire’’ est en 1840 chez J.-J. Pillot, ‘‘individualitaire’’ en 1845 chez E. Cabet. " Tous ces adjectifs, particulièrement " fraternitaire " et " égalitaire ", sont utilisés par Déjacque qui, pour autant que nous puissions le savoir, s'était formé à la lecture des socialistes utopiques. Bref, " le parallélisme —té / -taire tend à devenir une caractéristique du vocabulaire socialiste vers 1848 " (Dubois, p. 171). Cette formation en -(t)aire se prolonge le plus souvent par un mot en —isme ; libertarisme, formé par Déjacque sur libertaire, est donc une dérivation normale à l'époque considérée; par contre, la dérivation secondaire en -iste (" libertariste ") ne s'est pas produite, probablement en raison à la fois de la proximité morphologique (même suffixe) et sémantique du mot " anarchiste " et d'un éventuel double emploi avec " libertaire ".

Non dénuée d'intérêt est la remarque que l'on peut faire à propos de l'opposition libéral / libertaire (cf. Glos., 1°) – à laquelle fait écho libéralisme / libertarisme (cf. Glos., 8°) – sous laquelle est née notre néologisme. En effet, " ces formes en -(t)aire se sont parfois substituées aux formes anciennes en -el et -al, dans leur emploi politique : "fraternitaire" est le synonyme de "fraternel", ‘‘socialitaire" de "social", "communautaire" de "communal", "égalitaire" de "égal", "individualitaire" de "individuel" (Dubois, p. 171).

Pour conclure à propos de la genèse du terme " libertaire " : " Peut-on donner une origine à ce développement particulier de -aire ? Sans aucun doute, l'extension de "prolétaire" à partir de 1830 dans le vocabulaire socialiste, puis dans le lexique général, est la cause déterminante ; le mot, calqué directement sur le latin, est certes apparu dans son sens moderne dès le XVIIIe siècle, mais il faut attendre la Monarchie de Juillet pour le voir vulgarisé. Il ne cesse pas d'avoir pour cela une "couleur" socialiste. " (Dubois, p. 171).

 

 

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Ces prémisses posées, le champ sémantique délimité par le glossaire – cf. Annexe – va nous permettre de passer à l'étude des divers rapports associatifs ressortant de la structure paradigmatique du lexique (associations et oppositions pertinentes) ou de sa structure syntagmatique. Signalons qu'un procédé de style familier de Déjacque, celui de l'énumération redondante (cf., par. ex., Glos., 14°), nous a parfois contraint à écourter la citation afférente à chaque emploi relevé. Il nous arrivera donc de nous référer, pour une association donnée, à une fréquence dépassant celle du seul glossaire.

Libertaire ou anarchiste

Dans un cas sur deux, libertaire-isme est associé à anarchie-isme-iste (la fréquence d'emploi de ces derniers termes étant par ailleurs nettement supérieure). Généralement exact équivalent d'anarchie-isme-iste, libertaire-isme peut s'en démarquer pour connoter plus précisément la notion de radicalisme anarchique (et c'est d'ailleurs la motivation de sa création). Il s'agit en effet alors de s'opposer à l'homme qui, aux yeux des contemporains, le premier s'identifia avec le concept d'anarchie, Proudhon.

Il n'existait pas au niveau morphologique d'obstacle à la coexistence (un) libertaire / (un) anarchiste. L'identité des suffixes a par contre interdit le maintien du doublet anarchisme  / libertarisme, ce dernier terme n'ayant, à notre connaissance, pas été repris après Déjacque. De plus, sur un plan strictement sémantique, le suffixe -isme renvoie en ce cas à un système constitué à caractère plus ou moins dogmatique, qui, on en conviendra, s'accorde mal avec la notion même de " libertaire ".

On rencontre à plusieurs reprises (deux seuls cas explicites dans nos citations, cf. Glos., 14° et 22°) l'association ternaire libertaire-isme  / anarchie-isme-iste  / socialisme-iste. Le champ s'en étendrait si l'on se souvient qu'à l'époque, dans certains groupements phraséologiques stéréotypés, l'adjectif " social " pouvait être considéré comme plus ou moins équivalent de " socialiste ". Lorsqu'à Jersey, le 26 juillet 1853, Déjacque prononce sur la tombe de Louise Julien un discours contestataire de celui de Victor Hugo, il termine par un " Vive la République démocratique et sociale ! " qui n'est pas sans contraster avec le " Vive la République universelle" de l'illustre vedette républicaine.

Fraternitaire, égalitaire, libertaire

Nous l'avons déjà vu, au niveau morphologique, " libertaire " s'est normalement inscrit dans le contexte des adjectifs en -(t)aire, liés aux substantifs en -té. Cette " motivation morphologique " a été renforcée par l'existence d'une unité phraséologique préexistante, à savoir la devise républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité. La réflexion sur cette formule constitue un des thèmes de réflexion de La question révolutionnaire, écrite de 1852 à 1854, premier texte où Déjacque fait la preuve de sa maturité d'écrivain et de théoricien socialiste. L'objectif de l'ancien " transporté de Juin " était de démontrer que l'idéal condensé dans cette " trinité humanitaire " ne saurait être réalisé par la république bourgeoise, expression politique d'une société soumise au capital. On remarquera que Déjacque privilégie dans l'énoncé de la formule un ordre inverse de l'original, la liberté n'étant pour lui concevable que dans un type d'organisation sociale permettant la fraternité et l'égalité des travailleurs entre eux : fraternité, égalité, donc liberté. Ces trois termes s'inscrivent à leur tour dans une " quadrité sociale " ainsi définie : " La réalisation positive de ces trois termes nous conduit directement et universellement à leur complément fatal, l'Harmonie. Pour qu'une organisation du travail soit révolutionnaire et sociale, il faut donc de toute nécessité abolir le maître, capital ou patron, et, le maître aboli, abolir l'antagonisme, isolement ou concurrence, et, l'antagonisme aboli, trouver un nouveau stimulant à la production " (Libertaire n° 24, Organisation du travail, II)." Réaliser positivement " doit s'entendre : " faire descendre des nuages de l'abstraction politique sur le terrain de la pratique sociale ".

Autorité / Liberté

Déjà morphologiquement manifeste, l'opposition autorité-aire  / liberté-aire est pertinente dans près des trois quarts des emplois. Derrière l'apparent simplisme de cette antonyrnie – parallèle aux couples " ténèbres " / " lumière ", image fréquente, et " Passé " / " Avenir " – apparaît une série complexe d'opposition ; le concept d'autorité est, en effet, appréhendé dans son sens le plus général, en tant que manifestation de rapports de domination au sein d'une société hiérarchisée. L'autorité, c'est, tour à tour ou simultanément :

– le pouvoir politique (le mot " Etat " est rare, alors que " gouvernement " – " et par gouvernement j'entends tout pouvoir en dehors du peuple ", cf. CL, p. 45 – " gouvernementalité ", " légalité " sont très fréquents) sous les différentes formes alors existantes : monarchie absolue (semi-féodale avec le tsarisme, théocratique dans les domaines du pape), monarchie constitutionnelle à l'anglaise, républiques bourgeoises de la IIe République française ou des Etats-Unis, bonapartisme bien sûr, tout comme une éventuelle dictature " populaire " de type blanquiste. Les diverses organisations révolutionnaires de l'époque, dans la mesure où leur objectif est d'exercer à leur tour le pouvoir politique et non de l'abolir, relèvent de la même problématique que les autorités auxquelles elles s'opposent ;

– le pouvoir économique, celui du capital, et des capitalistes, sur les prolétaires, des esclavagistes américains sur les Noirs ;

– l'institution familiale – en tant que domination de l'homme sur la femme, des adultes sur enfants et adolescents – et ses conséquences diverses (principalement systèmes d'éducation répressifs et misère sexuelle) ;

– la religion comme représentation et en tant que moyen privilégié d'intériorisation de l'autorité par les opprimés, et de sa reproduction d'une génération à l'autre.

Si nous développions le deuxième terme de l'antonymie telle qu'il apparaît à travers l'ensemble de l'oeuvre, et plus particulièrement dans La question révolutionnaire et l'Humanisphère, nous verrions que la notion de liberté recoupe l'idée de spontanéité (libération des individualités) et que la notion de communauté (harmonisation des relations entre les individualités libérées) lui est complémentaire : " Liberté ! dont on a tant abusé contre la communauté et dont il est vrai de dire que les communistes de certaines écoles ont fait bon marché " (cf. CL, p. 67).

L'opposition libéral-isme / libertaire-isme s'inscrit sémantiquement dans le prolongement de l'opposition " autorité " / " liberté ". Pour Déjacque, il ne saurait y avoir de tiers-parti. Le grand reproche fait à Fourier est son compromis avec l'autorité, l'exploitation, la hiérarchie (cf. Glos., 23°). Dans les sociétés actuelles, une véritable liberté ne saurait être qu'une liberté en acte.

La Révolution est la Révolution et la Liberté est son prophète !

C'est la formule inscrite en conclusion de la brochure, La question révolutionnaire. Si on annexe au champ du mot révolution celui des termes de sens voisin (insurrection, insurgé, séditieux, rebelle-ion, etc.), bref si on délimite ainsi la notion d'emploi de la violence révolutionnaire par les opprimés, on voit que libertaire-isme y renvoie explicitement dans la moitié des cas. Les agents privilégiés de cette violence révolutionnaire sont les " nouveaux Barbares " : les prolétaires, les Noirs américains, les femmes. Juin 1848 a vu déjà s'ébaucher la lutte commune des prolétaires et des femmes : " Sur les barricades de Février, il n'était question ni du droit de la femme ni du droit de l'enfant. Sur les barricades de Juin, ce n'était plus seulement les droits de l'homme, les droits du mâle mais les droits de l'être-humain que revendiquaient les combattants. Pour quelques-uns, révolution signifiait déjà : la femme émancipée du joug familial, le droit à la pudeur; l'enfant émancipé du joug paternel, le droit à l'enseignement libre et volontaire ; comme pour tous, sans conteste, révolution signifiait surtout : l'ouvrier émancipé du joug du patron, le droit à l'instrument de travail, le droit pour tout producteur, sans distinction d'âge ni de sexe, de jouir des fruits de son labeur. Aussi, femmes et enfants furent-ils traités à l'égal des hommes, c'est-à-dire fusillés ou transportés sans jugement. Juin a scellé l'union révolutionnaire du prolétaire et de la femme. Il fallait que ce rapprochement égalitaire s'opérât, que le niveau de la persécution confondît leur sana et leurs larmes, leurs soupirs de liberté, pour rendre à jamais la Révolution féconde. Que les destinées s'accomplissent ! " (Libertaire2, Juin 48 ! ).

L'objectif n'est pas de faire n'importe quelle révolution. Une lutte d'indépendance nationale (cf. Glos., 19°, 20°, 25°) comme celle de l'Italie, même si les prolétaires y participent en nombre, débouchera sur un renforcement de l'autorité et de l'exploitation : " Tout mouvement qui n'est que national, fut-il entrepris au nom de l'indépendance, n'est ni révolutionnaire en principe, ni social " (Libertaire n° 26, Le mouvement italien). " Libertaire " est en effet associé à " cosmopolite " (dans le sens de " internationaliste ").

L’Idée libertaire

En considérant dans notre glossaire les unités syntagmatiques auxquelles appartiennent les mots " libertaire " et " libertarisme ", on constate la possibilité d'une répartition qui, embrassant la majorité des cas, se distribuerait entre deux pôles sémantiques que nous désignerons par " action " et " pensée " : action, Révolution, militant, Marseillaise, mouvement, stratégie, exercice (de nos facultés morales), volonté, radicalisme, velléités, ferveur, aspirations, destinée, voie, logique, idée, pensée.

Du pôle " pensée ", nous détacherons comme particulièrement significative l'expression " l'idée libertaire ", le terme idée recouvrant un des concepts clés de Déjacque. Dès La question révolutionnaire, l'idée c'est l'" idée sociale ", le " but social " que s'assigne la Révolution sous peine de déboucher sur une impasse : " Individuellement, nous pouvons peu; collectivement, tout – nous avons la force. Ce qui nous manque pour agir avec succès, ce que trop peu, hélas possèdent entre le plus grand nombre, c'est l'idée ; (…) pas d'action, pas d'insurrection, pas de révolution sans un but social, si nous ne voulons "remplacer un crime par un autre crime" (... ) la force serait au service de l'idée, la révolution puissante " (CL, p. 42). De même, si la génération de Juin 48 est désormais hors jeu, " la jeune génération monte; l'idée sociale bout dans son cerveau et aura bientôt atteint son degré de force ascensionnelle " (CL, p. 76). Toujours dans le même texte, la " logique révolutionnaire " est équivalente de " l'idée ".

Avec L'Humanisphère, utopie anarchique " ce livre chargé de fulminates d'idées " –, l'Idée prend une singulière dimension. Mystérieuse figure allégorique, sorte de déesse maîtresse de la durée, elle révèle au visionnaire le futur lointain – un millénaire – dans lequel sera réalisé la société utopique, un monde enfin humanisé ; déesse inexorable : " Le temps est le temps. Et il est des distances que la pensée seule peut franchir (...). Hélas ! tu passeras encore par l'étamine de bien des générations, tu assisteras encore à bien des essais informes de rénovation sociale, à bien des désastres (... ), les peuples et les hommes briseront et ressouderont encore bien des fois leurs chaînes avant d'en jeter derrière eux le dernier maillon " (CL, p. 197-98). Si la société libertaire est de ce monde, elle n'est point de ce temps.

Passé / Avenir

L'Idée nous renvoie ainsi à une antonymie " Passé " / " Avenir ", où le premier terme recouvre aussi bien les sociétés passées que notre présent, c'est-à-dire les sociétés " civilisées ", domaine de l'exploitation et du privilège. Déjacque reprend les catégories de Fourier, opposant " Sauvagerie ", " Barbarie " et " Civilisation ", ensemble désignant la période historique de développement de l'homme aliéné et s'opposant à " l'Harmonie ", la " cité de l'avenir ", où l'être humain se réalisera lui-même, individuellement et collectivement. Vivant pourtant dans le présent, il n'en faut pas moins agir, sans illusions, et s'adapter aux circonstances. C'est dans cette perspective, celle d'une inévitable phase de transition, que prend place l'essai de définition des objectifs politiques et sociaux du prolétariat supposé vainqueur à la suite d'une insurrection armée. C'est la théorie de la législation directe et universelle (cf. CL, note 14, p. 251-255), étonnante intuition des aspirations de la Commune de Paris.

Individualité / Masses

Corrélativement à l'antonymie " Passé " / " Avenir ", " l'Idée libertaire " renvoie encore à une autre opposition pertinente " individualités " / " masses ", ces deux couples antonymes fondant la " conscience révolutionnaire malheureuse ", telle qu'elle se développe en Europe à la suite des échecs de 1848-49. Le " passé " ne se traduit pas seulement par le système institutionnel oppressif des sociétés présentes, il est en effet inscrit dans l'esprit des masses opprimées ployant sous " les montagnes de préjugés résultant du passé " : leur prise de conscience de l'oppression présente ne va pas jusqu'à la capacité de concevoir une société libérée. Et pourtant, les idées des individualités libertaires isolées ne font que formuler les désirs du plus grand nombre ; Déjacque s'en est expliqué dans un texte saisissant :

" Sa cellule s'appelle une mansarde ou une garret. C'est là que le prolétaire, en rentrant de son travail manuel, et surexcité par le jeûne, par la privation de toutes les satisfactions individuelles et sociales, se livre à la méditation et à l'étude ; qu'il s'élève par le labeur de la pensée au-dessus du vulgaire, pénible entendement dont il est le lucide produit, grossier raisonnement dont il est le résumé subtil. Médium, mais médium intelligent et non inepte, il entre, par l'intuition et la mémoire, par la logique de ses attractions, en une sorte de communication magnétique avec tous les êtres humains d'une classe, d'une nation, d'un continent, du globe. Il répercute l'idée qui lui arrive ainsi, une à une par tous ces fluides, par toutes ces fibres, comme le mot à mot d'un télégramme par le fil électrique, et il la transmet à la clarté publique, phrase parlée ou écrite, dépêche du peuple souterrain, manifestation de la sève ou de la volonté commune. Les princes, les prêtres, les bourgeois, tous les réacteurs civilisés qui ne jugent de la valeur, c'est-à-dire de la force d'un homme politique que par le nombre de ses sujets, de ses soldats, jugent de la même façon l'homme, l'individu révolutionnaire. Tous ces idolâtres de l'autorité, habitués à saluer comme chef quiconque sort des rangs, à le saluer avec des génuflexions de servilité, s'il a nom César, ou avec des huées de dérision, s'il a nom Christ, se prennent à rire de pitié quand ils voient une individualité sans adhérents apparents exprimer une idée quelque peu originale, une idée nouvelle, une idée séditieuse pour eux, une idée radicalement anarchiste. ‘‘C'est un homme seul’’, disent-ils. Et par là, ils entendent que ce n'est rien de sérieux, rien de dangereux. Et tous leurs comparses de faire chorus. Ah ! s'ils n'étaient aveugles et sourds à l'égard de l'intelligence, ils sauraient qu'en fait d'idées, et d'idées révolutionnaires surtout, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d'homme seul. Loin de rire de pitié, ils trembleraient de peur en supputant quelle puissance de volonté, quelle force immense il a fallu à la masse comprimée pour produire cette libre parole. Ils verraient que toute pensée n'est qu'une projection de la foule, que tout novateur n'est que le piston, la soupape d'où jaillit la vapeur, et que tout jet de vapeur ou d'idée atteste, d'une manière toujours formidable, l'ébullition du fluide dans la chaudière ou la multitude. Oui ! nous les socialistes, nous les anarchistes de tous les points du globe, atomes cervelains de l'Humanité dont le centre intellectuel tend de plus en plus à être partout et n'est absolument nulle part; nous les négateurs de toute divinité céleste ou terrestre ; nous les matérialistes, et qui, par conséquent, voulons cette matière la plus pure, la plus belle, la plus libre des choses ; oui ! nous sommes la manifestation normale de l'universalité humaine, la branche verdoyante du progrès latent de ses idées. Si petit que soit notre nombre, il résume le grand nombre; car c'est du grand nombre que lui vient la sève, l'aliment. C'est le grand nombre qui, par sa fermentation, le pousse hors du fumier civilisé, et lui impose de traduire par la parole ou la plume ses aspirations libertaires éparses dans le cerveau de tous. Aussi, il florira, il fructifiera! " (Libertaire n° 18, Les Idées)

Le désespoir individuel comme affirmation de la nécessité du bonheur collectif, ainsi se définirait le premier temps de ce que nous avons appelé " conscience révolutionnaire malheureuse " (à distinguer de la " belle âme " idéaliste hégélienne). Le deuxième temps, celui du découragement – le mouvement social réel n'a pas répondu à l'attente des " rêveurs de l'harmonie parfaite " – renvoie l'individu désespéré à l'immanence de la misère collective, la tension entre un présent insupportable et un inaccessible futur ruine la possibilité même de l'existence de l'individualité libertaire :

" J'ai la nostalgie, non pas du pays où je suis né, mais du pays que je n'ai encore entrevu qu'en rêve, la terre promise, la terre de liberté au-delà de la mer rouge... Vous le voyez, comme je voudrais fuir le sol où le destin du moment m'enchaîne, courir à la recherche du bonheur sur un autre continent... Pauvres premiers socialistes que nous sommes ! hommes déclassés dans la civilisation chrétienne, nous nous remuons comme des intelligences en peine, espérant toujours trouver un coin où nous serons moins en dehors de notre sphère naturelle, et ce coin nous ne pouvons le trouver parce qu'il n'est pas de ce monde, c'est-à-dire de ce siècle! " (Lettre à Pierre Vésinier, op. cit.)

 

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L'oeuvre de Déjacque témoigne d'une remarquable capacité d'invention verbale et c'est dans ce contexte que nous voudrions maintenant replacer l'apparition du néologisme " libertaire ". Cependant, faute d'avoir un caractère exhaustif – celui d'une étude d'ensemble du vocabulaire et des procédés stylistiques utilisés par l'auteur –, les quelques observations qui suivent à propos des modalités de la création lexicale chez Déjacque n'auront aucune prétention à la systémisation.

Parmi les motivations qui ont pu favoriser une tendance à la spontanéité dans la création lexicale, on placera au premier rang sa rage d'autodidacte envers la culture dominante et ses détenteurs privilégiés ; polémiquant avec une feuille républicaine de tendance blanquiste publiée à New York, il moque l'indignation des gens bien élevés devant l’ouvrier autodidacte :

" Mais aussi, prolétaires, de quoi vous mêlez-vous ? Vous voulez écrire, avoir des idées à vous ou discuter les idées des autres : quelle impertinence ! Et où donc avez-vous été à l'école ? Dans quel collège avez-vous fait vos classes ? Et si vous n'êtes ni des ès-sciences ni même des ès-lettres, de quel droit osez-vous toucher à une plume ? Sachez-le, il n'appartient qu'à nous – les élèves du séminaire ou de l'Université, nous qui possédons toutes les langues mortes – de parler et d'écrire pour les vivants. Eh ! où en serions-nous, bon Dieu ! si ceux qui manient l'outil voulaient aussi manier la plume ? Ça, vraiment, ne faudrait-il pas, à notre tour, que nous prissions la truelle ? Voilà qui serait joli. Ces ouvriers... ça fait pitié. Comme si nous n'étions pas faits pour les diriger et eux pour s'incliner et nous servir. " (Libertaire n° 2, L'Echo des Bourgeois).

Son établissement en Amérique (1854-1861), succédant à un séjour de deux ans à Londres et à Jersey, plaça Déjacque dans un curieux isolat linguistique. Il ne savait en effet pas l'anglais et vivra – et exercera son métier d'ouvrier-peintre – essentiellement dans le milieu de l'émigration française. Cette situation ne doit pas trop nous surprendre, c'est celle de nombreux groupes d'émigrants non anglophones aux U.S.A. en cette période. On supposera que ces conditions particulières de vie dans la " Babel américaine " ont pu favoriser chez lui le caractère original de l'invention lexicale.

Au niveau morphologique, les procédés dont fait usage Déjacque sont d'une grande variété. Nous ne les répertorierons pas tous, nous limitant à l'étude des catégories suivantes : dérivations par ajout de suffixes, calques de mots composés existants, formation de mots composés par accolement de deux substantifs réunis par un tiret (ce dernier procédé particulièrement spécifique de sa manière).

Néologismes par ajout de suffixes

Quelques exemples :

– biblicien, par dérivation de " bible " et association avec " politicien ", pour désigner les prédicateurs religieux en tout genre (" [les Etats-Unis] appartiennent aux politiciens par la grâce ou l'ignorance du peuple, et aux bibliciens par sa servile volonté ou sa crasse superstition en Dieu ", in Libertaire n° 26, Revue américaine). Plusieurs emplois du terme.

– bourgeoisial, par dérivation de " bourgeoisie " et association avec " social ", " clérical ", " national ", etc. (" La liberté est contagieuse, et après avoir dévoré en Amérique l'esclavagisme plantorial, elle y dévorera le prolétarisme, cet esclavagisme bourgeoisial. Peut-être ne faut-il pour cela qu'un souffle de révolution sociale apportée dans ses flancs par un steamer transatlantique... ", in Libertaire n° 26, idem.). Emploi fréquent.

– civilitique, en créant une paronomase entre " civilisé " et " syphilitique ", pour jouer sur le double sens, juridique et médical, du mot " constitution " ("en songeant à ce qu'était l'humanité à cette époque de dépravation babylonienne et de constitutions civilitiques, un humanisphérien sent le rouge lui monter au visage, comme une femme, jeune encore, dont la jeunesse aurait été souillée par la débauche, rougirait, après s'être réhabilitée, au souvenir de ses jours de prostitution ", in L'Humanisphère, CL, p. 184). Un seul emploi.

– créolatique, en créant une paronomase entre " créole ", " drolâtique " et " acrobatique ", pour ridiculiser un rédacteur du Courrier de Louisiane (" Et que dans leur créolatique orgueil, vos compatriotes reconnaissants vous décernent une trique et une corde d'honneur, non comme assomoir ou noeud coulant, mais en récompense de votre acrobatique rédaction ", in Libertaire n° 5, Le Socle de Pasquin). Un seul emploi.

crinolin, par dérivation de " crinoline ", volumineuse robe à armature, et par association avec le deuxième terme du couple masculin  / féminin (" [dans l'Humanisphère ne se porte] pas un des costumes masculins ou crinolins de notre époque. Les ballons dans lesquels naviguent sur terre les femmes de nos jours sont réservés pour les steamers aériens ", in L'Humanisphère, CL, p. 191).

– esclavagie, par dérivation de la série esclavage-isme, et par analogie avec les doublets monarchie  / monarchisme, anarchie  /anarchisme, etc. ; ce vocable est employé à plusieurs reprises pour désigner le régime des Etats du Sud (" Au moment où une protestation à main armée [celle de John Brown] manifestait à Harper's Ferry sa haine de l'esclavagie, cet assassinat légal des noirs, une autre protestation, non moins révolutionnaire, manifestait à Parme, par le meurtre du plus infâme des colonels, le colonel Anviti, sa haine de l'autoritarisme, cet assassinat légal des blancs ", in Libertaire n° 19, Le Talion).

– sudesque, par dérivation de " sud " et " sudiste " et association avec " barbaresque ", " chevaleresque ", pour désigner la société créole esclavagiste des Etats du Sud (" La Justice Sudesque, cette Lucrèce Borgia américaine, après avoir abreuvé d'injures les insurgés de Harper's Ferry, leur avoir, dans ses geôles et ses tribunaux, fait boire le calice jusqu'à la lie, vient de les conduire en trois tombereaux au gibet. Les tombereaux portaient avec chacun des condamnés son cercueil vide, délicate prévenance, charité toute chrétienne envers des gens qu'on mène à l'égorgeoir! ", in Libertaire n° 20, Prologue d'une Révolution). Plusieurs emplois.

– usurienne, par dérivation de " usure " et association avec " vénérienne " (" La propriété et le commerce, cette affection putride de l'or, cette maladie usurienne, cette contagion corrosive qui infecte d'un virus de vénalité les sociétés contemporaines, et métallise l’amitié et l’amour ; ce fléau du XIXe siècle a disparu du sein de l’humanité. Il n'y a plus ni vendeurs ni vendus ", in L’Humanisphère, CL, p. 184).

Un trait commun à toutes les dérivations par adjonction de suffixes que nous venons de considérer est leur caractère de péjoration.

On remarquera que dans les deux créations de paronomase signalées (paronyme se dit de mots presque homonymes), la paronomase trouve son prolongement dans le développernent d'une métaphore.

Néologismes par calque de mots composés

Ils ne sont pas rares. Nous développerons un cas typique, celui des calques du mot composé Etats-Unis (d’Amérique ") – traduction de l'anglais – formé d'un substantif au pluriel et de l'adjectif qui le qualifie, les deux éléments réunis par un tiret. Nous avons recensé quatre calques :

individualités-unies : " Et un jour il ne sera plus question ni de petite République française, ni de petite Union américaine, ni même de petits Etats-Unis d'Europe, rnais de la vraie, de la grande, de la sociale République humaine, une et indivisible, la République des homrnes à l'état libre, la République des individualités-unies du globe (L'Humanisphère, CL, p. 204). Un seul emploi.

– exploiteurs-unis : " (à l'occasion de l'attentat d'Orsini) l'échafaudage impérial, cette forteresse du capital crénelée de bouches à feu et flanquée de fossés, babel des exploiteurs-unis; tout cela a été reconnu aussi peu solide qu'un décor de théâtre ; aujourd'hui ce n'est plus que du carton peint qu'une allumette chimique peut embraser et réduire en cendre " (Libertaire n° 1, La solidarité est manifeste). Un seul emploi.

– communes-unies : " L'armée, en tant que force organisée pour le soutien de l'Autorité et la guerre contre la Liberté à l'intérieur comme à l'extérieur, doit disparaître. Tout homme doit être homme d'armes quand la commune ou les communes-unies, quand la chose publique est menacée. La fonction de légitime défense ne saurait se déléguer " (Libertaire n° 18; CL, p. 59). L'expression " communes-unies " désigne les communes fédérées qui, après l'insurrection victorieuse du prolétariat, liquideront l'appareil d'Etat par la mise en oeuvre de la " législation directe et universelle ", une des premières mesures envisagées étant l'abolition de la propriété privée des moyens de production ; les " communes-unies " semblent donc l'antithèse de l'Etat national bourgeois tel qu'il était issu de la Révolution française.

– Travailleurs-Unis : " Aux prolétaires, ces émigrés de tous pays et les nouveaux colons d'Amérique, à eux, comme aux émigrés d'il y a trois quarts de siècle, il appartient de s'affranchir du joug vexatoire de la Constitution, de la lacérer et de la remplacer par une oeuvre socialiste, autre Déclaration d'Indépendance des Travailleurs-Unis " (Libertaire n° 27, La Question américaine). Dans ce texte de février 1861, à un moment où les Etats esclavagistes du Sud, en proclamant leur sécession, ont violé la Constitution des Etats-Unis, Déjacque convie les prolétaires américains, en majeure partie émigrés de plus ou moins fraîche date, à profiter de la situation ainsi créée pour réaliser une révolution socialiste. En fait, comme il ressort d'un texte de la même période (Lettre à Pierre Vésinier, op. cit.), Déjacque ne nourrissait pas d'illusion à ce sujet.

En résumé, dans ces calques du composé " Etats-Unis ", c'est l'adjectif " Unis " qui joue le rôle d'élément invariant, la valeur de l'ensemble étant donnée par le substantif qui, dans la combinaison, joue le rôle d'élément variant ; on peut ainsi, en regroupant les calques et leur matrice, opposer les termes " individualités ", " communes " et " Travailleurs " d'une part, à " Etats " et " exploiteurs " de l'autre.

Néologisme par formation d'un mot composé en juxtaposant deux substantifs

Il s'agit d'un procédé de composition caractéristique de Déjacque. Morphologiquement, ces mots composés se présentent comme la juxtaposition de deux substantifs réunis par un tiret; toujours du même nombre, les deux éléments composants sont indifféremment du même genre (dans environ trois cas sur quatre) ou non, le genre du premier élément étant celui du mot composé. Il n'est fait généralement qu'un emploi de ce type de néologisme.

Sans être exhaustive, la liste que nous donnons (par ordre chronologique d'emploi) est cependant représentative : magistrat-vautour (1852, Les Lazaréennes, op. cit., p. 143), esprit-matière (idem, p. 184), femme-Christ, voix-stylet (idem, p. 186), candidats-acrobates (CL, p. 46), légitimité-cadavre, empereur-vampire (CL, p. 50), écoles-asiles (CL, p. 73), brochure-croquemitaine (CL, p. 34), Goule-Royauté, Vampire-Réaction (1856, Les Lazaréennes, p. 192), Vautour-Autorité (idem, p. 194), concussionnaire-loup, voleur-agneau (1857, idem, p. 181), Enfant-Humanité (idem, p. 168), homme-caïman (idem, p. 180), rois-crétins, crétins-rois (idem, p. 182), cloche-hyménée (Libertaire n° 3), rêve-squelette, esprits-cerveaux (Libertaire n° 25), Discorde-Vérité (Les Lazaréennes, p. 186), citoyens-sujets (L’Humanisphère, CL, p. 118), grands seigneurs-valets (idem, CL, p. 127), guillotines-alligator (idem, CL, p. 139), salons-cassolettes, commis-professeurs (idem, CL, p. 167), hostie-civilisation, espèce-humanité (1858, Libertaire n° 1), foules-charognes, intelligences-cadavres (Libertaire n° 2), le tout-humanité (Libertaire n° 6), hommes-bergers, hommes-troupeaux (1859, Libertaire n° 12), bâtiments-écoles (Libertaire n° 17 ; CL, p. 54), monstre-réaction (1860, Libertaire n° 22), consommateur-capital, consommateur-talent, producteur-travail (Libertaire n° 24), peuple-électeur (Libertaire n° 26), ministre-sirène, homme-appât (1861, Libertaire n° 27).

Ajoutons-y les cas relevés dans la Lettre à Proudhon : le sexe-lumière et le sexe-obscurité, cet homme-femme, cet homme-esclave, privilège-homme, l'homme-statue, le piédestal-femme, l'homme-patriarche (liste dans laquelle on pourrait inclure : aliboron-Proudhon, Narcisse-Proudhon, maître Madelon-Proudhon, Proudhon-Haynau, Dandin-Proudhon). Soit près d'une soixantaine de cas.

Sur le plan morphologique, tous ces mots composés sont équivalents quant à leur procédé et leurs éléments de formation. Il n'en reste pas moins impossible de rendre compte de façon identique pour tous du rapport existant entre les deux éléments constitutifs de la nouvelle unité syntagmatique.

Définir cette relation comme celle existant entre deux éléments dont l'un est un substantif qualifié (X) et l'autre un substantif qualifiant (Y) – la succession pouvant être (XY) ou (YX) – peut donner une explication satisfaisante d'un composé comme bâtiments-écoles (XY) : " Chaque commune concède par adjudication l'enseignement primaire et les bâtiments-écoles à une ou plusieurs associations d'instituteurs. " Chaque élément détermine en effet la valeur de l'autre sans ambiguïté (le fait que dans un autre contexte le terme pourrait s'entendre comme " navires-écoles " ne modifie pas les rapport réciproques des deux éléments).

Cependant, dans la majeure partie des cas, la définition précédente reste insuffisante. Il nous faut avoir recours aux catégories des figures du discours de la rhétorique " traditionnelle " et définir le rapport entre les deux éléments du mot composé comme celui unissant les deux termes d'une métaphore (trope " consistant à présenter une idée sous le signe d'une autre idée plus frappante ou plus connue, qui, d'ailleurs, ne tient à la première par aucune autre lien oue celui d'une certaine conformité ou analogie "). L'analogie est elle-même couramment définie (Petit Robert) comme une " ressemblance – similitude, dit le Petit Littré – établie par l'imagination (souvent consacrée dans le langage par les diverses acceptations d'un même mot) entre deux ou plusieurs objets de pensée essentiellement différents ".

L'analogie comme mode de raisonnement universel

Ce renvoi à l'analogie légitime une digression, car la revendication de l'analogie comme mode de raisonnement universel relève d'un courant de pensée spécifique de la période de Thermidor à la Commune. Au commencement était Fourier, qui, dans le " Discours préliminaire " à sa Théorie des quatre mouvements et destinées générales, s'en explique ainsi :

" Je continue sur la filiation des nouvelles sciences. Je reconnus bientôt que les lois de l'Attraction passionnée étaient en tout point conformes à celles de l'Attraction matérielle, expliquées par Newton et Leibnitz, et qu'il y avait unité du système de mouvement pour le monde matériel et pour le monde spi-rituel.

Je soupçonnai que cette analogie pouvait s'étendre des lois générales aux lois particulières ; que les attractions et propriétés des animaux, végétaux et minéraux étaient peut-être coordonnées au même plan que celles de l'homme et des astres ; c'est de quoi je fus convaincu après les recherches nécessaires. Ainsi fut découverte une nouvelle science fixe : l'Analogie des quatre mouvements matériel, organique, animal et social, ou Analogie des modifications de la matière avec la théorie mathématique des passions de l'homme et des animaux (... ). Du moment que je possédai les deux théories de l'Attraction et de l'Unité des quatre mouvements, je commençai à lire dans le grimoire de la nature."

L'analogie est désignée par Fourier comme une clé pour la compréhension de l'être universel. Quarante ans plus tard, Ernest Coeurderoy, le contemporain dont l'oeuvre offre le plus de parenté avec celle de Déjacque – l'un et l'autre s'étant d'ailleurs mutuellement influencés – dans l'introduction à son ouvrage De la révolution dans l'homme et la société (op. cit.), le définit comme une " étude analogique sur la transformation et la révolution, lois qui régissent la vie de l'homme et de la société dans le temps " (p. 8), et place " cette thèse féconde : Analogie de l'homme et de la société " (p. 7) sous le patronage de Fourier (p. 9). A quoi fait écho Déjacque dans la préface à L'Humanisphère : " La science sociale procède par inductions et par déductions, par analogie. C'est par une série de comparaisons qu'elle arrive à la combinaison de la vérité. Je procéderai donc par analogie " (CL, p. 88). Déclaration de principe qui est immédiatement suivie de cette indication sur ses procédés stylistiques : " Je tâcherai d'être laconique. Les gros volumes ne sont pas ceux qui en disent le plus. De préférence aux longues dissertations, aux pédagogies classiques, j'emploie la phrase imagée, elle a l'avantage de pouvoir dire beaucoup en peu de mots. "

Toujours sur les foulées de Fourier, Déjacque étend à l'universel la valeur du raisonnement analogique, avec sa Théorie des Humanités infinitésimales ou système des quatre gradations :

" Si mon ignorance de bien des sciences n'est pas un insurmontable obstacle à ce que je médite, j'essayerai un jour de développer plus complètement une théorie qui n'est qu'en germe dans l'article précédent (et qui n'est pas sans analogie avec la ’‘Série’’ de Fourier et la Triade de Leroux, mais plus rationnelle, je le crois). C'est la théorie des ‘‘Humanités infinitésimales’’, ou application, à tous les êtres dans l'universalité et à l'universalité de tous les êtres, du système des trois règnes (minéral, végétal, animal), couronné du quatrième, l'homminal, ou essence perfectible de tout organisme, agent conducteur qui fait le transit d'un corps d'une espèce inférieure à un autre corps d'une espèce supérieure, sorte d'intermédiaire qui les met en communication directe, établit entre eux l'échange: le corps de l'espèce inférieure livrant au corps de l'espèce supérieure ce qu'il a de plus ‘‘hominalisé’’ et recevant en compensation ce que l'autre a de moins hominalisé ou, ce qui revient au même, de plus ‘‘minéralisé’’. Toute sensation physique ou morale étant le résultat d'un contact – choc ou baiser qui met en relation ce qu'il y a de plus pur chez l'inférieur avec ce qu'il y a de plus impur chez le supérieur –, la circulation se propage ainsi d'organisme en organisme et de sphère en sphère, d'attractivité en attractivité, au moyen des quatre gradations, diversement et universellement manifestées. Fallut-il donner à ce système une figure géométrique que je le représenterais sous la forme d'un triangle cube dont les trois points de la base correspondraient l'un à la minéralité, l'autre à la végétalité, le troisième à l'animalité, et le point culminant, le faîte de la pyramide, à l'hominalité. Si la découverte de cette loi est une vérité par rapport à l'homme, comme tout me le démontre, la loi doit être universelle et se retrouver dans les infiniment petits comme dans les infiniment grands. Elle est applicable à tout ce qui existe. C'est un instrument qui peut servir à pénétrer plus profondément dans les immensités de l'inconnu. Sans doute, ce n'est pas tout, ce n'est qu'une clé, et il y a plus d'une porte à ouvrir, plus d'un mystère à explorer. Mais cette clé peut mettre sur la voie, elle peut frayer passage à de soudaines clartés et, du sein des ténèbres, faire jaillir la lumière. " (Libertaire n° 9)

La valorisation du raisonnement par analogie aboutit, sur le plan du discours, à une anthropomorphisation de l'univers et, sur la base de cet anthropomorphisme analogique, s'édifie une théorie cosmogonique matérialiste (à l'opposé du spiritualisme cosmogonique de Pierre Leroux, avec lequel on l'a parfois confondue) :

" Comme l'homme, comme les planètes, comme les astres, comme les mondes individuels, le monde universel est un corps qui a une pensée, mais cette pensée n'est pas plus immatérielle dans l'être universel qu'elle ne l'est dans l'être individuel; elle ne peut rien avoir d'arbitraire dans le corps, puisqu'elle n'est que l'émanation consécutive de tout ce qui se meut et gravite en lui; qu'elle n'est que la volonté composée de toutes les volontés infinitésimales dont elle est la synthèse, le cratère formé par le flot ascensionnel de l'universalité des atomes et dont le jet n'est produit que par le travail d'entrailles du gouffre – la digestion de tout ce qui n'est pas assez incandescent s'écoulant par les voies souterraines, et la digestion de tout ce qui est fluidifié montant de la poitrine au cerveau, et du cerveau se répandant sur la face pour en renouveler les traits. L'être universel résume par la pensée le corps universel, comme l'être individuel, l'homme par exemple, résume par la pensée le corps individuel; et de même que la pensée de l'homme est perfectible par l'exercice de toutes ses facultés corporelles, internes comme externes, de même, par l'exercice de toutes facultés corporelles, par l'évolution progressive de tous ses membres, ses organes, l'être universel est aussi perfectible. Le monde, enfin, c'est la matière universelle en perpétuelle ébullition, c'est un volcan qui renaît de ses cendres, se transforme et se régénère sans cesse. C'est le système des quatre gradations fonctionnant à l'infini" etc.(Libertaire n° 20, Objections)

Cependant, si l'on reste attentif au symbolisme des images, la totalité du discours analogique renvoie au corps individuel qui, en tant que lieu de l'être humain, devient le lieu utopique par excellence : " Il faut qu'un attrait puissant, un but prochain d'amélioration sociale lui fasse battre le coeur (au peuple) et mette en érection son esprit pour lui faire sentir la virilité de sa nature et le pousser à des actes de fécondité mentale. "

Fermons cette apparente digression et revenons aux mots-composés-.métaphores qu'affectionne Déjacque.

Le procédé peut être rapproché de la métaphore hugolienne (" le pâtre promontoire avec son chapeau de nuée "), comme le corroborent les deux cas où les deux substantifs ne sont pas reliés entre eux par un tiret : " L'une (I'Autorité) a pour appui tous les hommes bergers, tous les hommes troupeaux, tout ce qui commande et obéit au bercail, tout ce qui est domicilié dans la Civilisation. L'autre (la Liberté) a pour elle les individualités faites hommes, les intelligences décivilisées. " (Libertaire n° 12 ; CL, p. 220).

Qui dit analogie, dit comparaison entre deux termes pour établir entre eux une quasi-identité. On remarquera que dans plus d'un tiers des cas de notre liste (vingt et un sur cinquante-cinq), un des éléments ressort soit d'un bestiaire fantastique, ou du moins exotique, soit de la mythologie, de la fable ou du folklore (fut-ce par l'intermédiaire de Molière) : caïman, alligator, vautour (deux fois), aliboron, le loup et l'agneau, vampire (deux fois), goule, monstre, sirène, Dandin, Madelon, Narcisse, Christ, la Discorde ; soit encore d'objets évoquant la mort : squelette, cadavre, charogne ; bref, il s'agit là d'un matériel à valeur symbolique élevée.

Le rapport métaphorique entre les deux éléments du mot composé s'éclaire lorsque – c'est la majorité des cas – le mot composé se trouve intégré à une phrase développant la métaphore posée par la Juxtaposition de ses deux éléments. Ainsi :

" Arbres chargés de fruits, présentez vos mamelles
Au frêle Enfant-Humanité.
Feuillages, abritez de touffes maternelles
Son sommeil et sa nudité. "

(La Liberté et l'Autorité. Féérie sociale.)

Ou encore: " La Civilisation, avec son Evangile pénal et son Code religieux, ses empereurs et ses papes, ses potences-constrictor qui vous étranglent un homme dans leurs anneaux de chanvre et puis le balancent au haut d'un arbre, après lui avoir brisé la nuque du cou, ses guillotines-alligator qui vous le broient comme un chien entre leurs terribles mâchoires et vous lui séparent la tête du tronc d'un coup de leur herse triangulaire. "

De même :

" Pauvre... enfouis l'amour, tendre et vive colombe,
Dans le creux de ton sein, comme au fond d'une tombe
On enferme à jamais un corps enseveli.
Pauvre... dévore en toi, jour par jour, miette à miette,
Et la moelle et les os de ton rêve-squelette
Ou bien le pétrifie aux sources de l'oubli. "

(Amour et Pauvreté.)

Et encore :

" Prolétariat, c'est là, à l'organisation du travail, que t'attend le monstre-réaction, pour te dévorer encore, et sans cesse, si tu ne sais pas déchiffrer l'énigme. "

Cependant, certains de ces mots-images restent plus ou moins impénétrables et ambigus :

" Et l'humanité fut-elle arrivée à son apogée, fut-elle même proche de sa fin que la substance dont elle se compose, esprit-matière, n'en serait pas moins perfectible en toutes ses infiniment petites parties dans l'enfantement incessant et éternel, dans la régénération des atomes. " (Discours prononcé à Jersey dans une réunion socialiste.)

Lequel, de l'esprit ou de la matière, est opposé à l'autre, dans cette grandiose image où s'exprime le matérialisme moniste intransigeant de son auteur ? Devenant récurrent (le mécanisme de la comparaison fonctionne dans les deux sens), le tiret analogique s'annule en tant que comparaison problématique pour signifier une identité absolue, celle-ci s'efface à son tour pour laisser à nouveau place à une comparaison privilégiant l'un ou l'autre terme, une noria ambiguë alimente l'imagination libérée.

Ce que Déjacque déclare à propos de la langue " universelle des Humanisphériens " – " Dans cette langue, on dit plus en un mot que dans les nôtres on ne pourrait dire en une phrase " (CL, p. 184) – semble indiquer que tous les Humanisphériens étaient – ou plutôt seront – des poètes ; et c'est à leur propos, celui de la société utopique future, que Déjacque invente ses vocables les plus originaux :

– L'Humanisphère, appellation générique à plusieurs degrés :

" Les continents sont les quartiers ou les districts de la ville universelle. De monumentales habitations, disséminées par groupe au milieu des terres cultivées, en forment comme les squares (...). Ce square ou phalanstère, je l'appellerai désormais Humanisphère, et cela à cause de l'analogie de cette constellation humaine avec le groupement et le mouvement des astres, organisation attractive, anarchie passionnelle et harmonique. Il y a l'Humanisphère simple et l'Humanisphère composé, c’est-à-dire l'Humanisphère considéré dans son individualité, ou monument et groupe embryonnaires, et l'Humanisphère considéré dans sa collectivité, ou monument et groupe harmoniques. Cent Humanisphères simples groupés autour d'un Cyclidéon forment le premier anneau de la chaîne sériaire et prennent le nom de ‘‘Humanisphère communal’’. Tous les Humanisphères communaux d'un même contingent forment le premier maillon de cette chaîne et prennent le nom de ‘‘Humanisphère continental’’. La réunion de tous les Humanisphères continentaux forme le complément de la chaîne sériaire et prend le nom de ‘‘Humanisphère universel’’. L'Humanisphère simple est un bâtiment composé de douze ailes soudées les unes aux autres et simulant l'étoile (celui du moins dont j'entreprends ici la description) car il y en a de toutes les formes, la diversité étant une condition de l'harmonie. " (CL, p. 142 et 155-56.)

" L'attraction " exercée par le phalanstère de Fourier (de " phalange " et la finale de " rnonastère ") sur l’Humanisphèreest si grande que, contrairement à la logique de sa composition (à partir de " humaniser " et " sphère "), le terme est masculin. Par dérivation s'obtiennent l'adjectif Humanisphérien (et ses formes substantivées pour désigner les habitants de l'Humanisphère) et le substantif Humanisphérité.

le Cyclidéon :

" Ce monument dont j'ai essayé de donner un croquis, c'est le palais ou pour mieux dire le temple des arts et des sciences, quelque chose dans la société ultérieure comme le Capitole et le Forum dans la société antérieure. C'est le point central où viennent aboutir tous les rayons d'un cercle et d'où ils se répandent ensuite à tous les points de la circonférence. Il s'appelle le Cyclidéon, c'est-à-dire ‘‘lieu consacré au circulus des idées’’, et par conséquent à tout ce qui est le produit de ces idées; c'est l'autel du culte social, l'église anarchique de l’utopiste humanité. " (CL, p. 147.)

Dans l'Odéon des Anciens, on chantait et déclamait en musique, dans " l'Idéon ", on aura des idées. Déjacque valorise le mouvement circulaire et la forme sphérique – ne concevait-il pas d'ailleurs I’univers comme un espace courbe?

 

*****

Cette étude des conditions d'apparition du néologisme libertaire nous a ainsi entraîné sur les voies inattendues d'une pratique poétique du langage ; langage poétique s'entendant ici comme tentative de subvertir le réel au niveau – au moyen – d'un discours devenant pratique de l'imaginaire ; cette pratique de l'imaginaire étant à son tour appréhendée comme pratique sociale partielle, dont resteraient à déterminer les rapports avec la pratique sociale globale.

Mars 1972.

 

 

 

Annexe

 

GLOSSAIRE

des emplois par Joseph Déjacque

des néologismes " Libertaire " et " Libertarisme "

(cf. le champ sémantique délimité par le glossaire)

 

 

 

 

1° " Anarchiste juste-milieu, libéral et non LIBERTAIRE, vous voulez le libre échange pour le coton et la chandelle, et vous préconisez des systèmes protecteurs de l'homme contre la femme dans la circulation des passions humaines ; vous criez contre les hauts barons du capital, et vous voulez réédifier la haute baronnie du mâle sur la vassale femelle ;... " (De l'Etre-Humain mâle et femelle. Lettre à P.J. Proudhon. Nouvelle-Orléans, mai 1857. J. Lamarre, imp., 9 passage de la Bourse. CL, p. 246.)

2° " Ainsi m'est apparu le monde ultérieur; ainsi s'est déroulée sous mes yeux la suite des temps ; ainsi s'est révélée à mon esprit l'harmonique anarchie; la société libertaire, l'égalitaire et universelle famille humaine. " (L'Humanisphère, Libertaire n° 15 ; CL, p. 196)

3° " La fraternité libertaire effarouche les hôtes de la Civilisation. Ils savent que là où le droit humain existe il n’y a pas de place pour l’exploitation. " (L'Humanisphère, Libertaire n° 16 ; CL, p. 204)

4° " Le Libertaire, journal du Mouvement social, 9 juin 1858. 1ère année. N° 1. Paraissant à intervalles réguliers, une fois par mois au moins. Prix du numéro : un sou. Pour tout ce qui concerne la rédaction, s’adresser à M. J. Déjacque, rédacteur-éditeur, 17 White st., N-Y (Affranchir). Pour communications verbales, M. Joseph Déjacque est visible tous les dimanches matins, de 8 à 10h, 17 White st., au 2ème étage. "

5° " Le Libertaire n'est pas un libérâtre ; il n'est pas de ceux qui rendent l'autorité pour la liberté mais tout au contraire, la liberté envers et contre l'autorité. " (Libertaire1, Beaucoup d'appelés et peu de venus.)

6° et 7° " L'hiver approche (…). Le Libertaire et son rédacteur seront-ils assez robustes pour braver l'intempérie des hommes et des choses ? Pourront-ils résister au froid mortel qui les menace? (...) Mais quoi! tu frémis, Libertaire, pâle séditieux ? Allons donc! Songe à Satan, père des démons, Satan, type des rebelles. ‘‘Aide-toi... l'Enfer t'aidera !’’ Ainsi soit-il ! " (Libertaire n° 7, A moi! ; CL, p. 269-270.)

8° " Opposons au libéralisme le libertarisme, au verbe politique l'incarnation sociale. " (Libertaire n° 7, Lettre aux Mandarins de France.)

9° " (... ) ils sont pareils, en cela, à ces réacteurs qui disent : ‘‘Il y a toujours eu des riches et des pauvres. Il y en aura toujours. Que deviendrait le pauvre sans le riche? Il mourrait de faim.’’ Les démagogues ne disent pas tout à fait cela, mais ils disent : ‘‘Il y a toujours eu des gouvernants et des gouvernés, il y en aura toujours. Que deviendrait le peuple sans gouvernement? Il croupirait dans l'esclavage.’’ Tous ces antiquaires-là, les rouges et les blancs, sont un peu compères et compagnons; l'anarchie, le libertarisme bouleverse leur misérable entendement, entendement encombré de préjugés ignares, de niaises vanité, de crétinisme " (Libertaire n° 12, L'Autorité. La Dictature; CL, p. 213.)

10°. " Alors il (un dictateur populaire de type blanquiste) pourra peut-être ordonner au nom du peuple, je ne dis pas le contraire, mais, à coup sûr, contre le peuple. Il fera fusiller ou déporter tout ce qui aura des velléités libertaires. " (Libertaire n° 12, idem; CL, p. 215.)

11°. " Halte-là ! tous les esprits bourgeois louvoyant hypocritement sous la bannière de la Révolution, halte-là ! – qui vive ?... Le Libertaire est debout encore sur sa barricade, la plume au poing et le doigt sur la détente; il vous couche en joue." (Libertaire n° 13, Le Libertaire à ses lecteurs.)

12° et 13°. " Pour libertaire ou anarchiste que l'on soit, il n'en faut pas moins vivre dans son siècle, compter avec les populations contemporaines. On peut entrevoir la grande et libre cité humaine, la cité de l'avenir, mais on ne peut y aborder qu'en passant sur le corps de plusieurs générations. Trop de masses ignorantes encombrent encore la route qui y conduit pour oser y pénétrer d'un bond; aussi, anarchistes ou libertaires, nous faut-il, péniblement, de l'épaule et du coude, nous ouvrir un passage à travers cette cohue moutonnière et lui frayer à elle-même une voie pour la faire s'avancer à notre remorque au débarcadaire du monde futur, aux premières stations de la société harmonique; et cela uniquement par l'entraînement de notre marche. L'exemple, la pensée, la force d'initiative est plus puissante en révolution que le commandement, la pensée qui s'immobilise, la force de compressibilité. " (Libertaire n° 15, La législation directe et universelle, I.)

14°. " (...) ce sera donc, sans rémission, ou le triomphe monstrueux de l'absolutisme, le règne de Dieu, c'est-à-dire le règne du Mal sur la terre ; ou bien, ce qui est plus probable et surtout plus consolant, le triomphe de l'idée anarchique, de la destinée libertaire ; le mariage sur la scène de l'Europe de l'utopie avec la réalité, de la théorie avec la pratique, du peuple avec la révolution; l'oisiveté enfin punie et le travail enfin récompensé ; le socialisme universel sortant d'un embrasement général et foulant du pied le crâne décharné du dernier des théistes et tenant en main les clés d'un nouvel âge, l'âge d'harmonie, le règne de l'athéisme, le règne de l'égalité, de l'attraction, le règne du Bien parmi les hommes. " (Libertaire n° 16, La Question politique, III. Le Catholicisme, le Socialisme.)

15° et 16°. " Dans la voie autoritaire comme dans la voie libertaire, il est fatal de marcher à l'unité (...) de tout ce qui est hors les extrêmes ; tout ce qui est corruption du radical Bien ou du radical Mal; tout ce qui n'est pas exclusivement l'un ou exclusivement l'autre, de pure race libertaire ou de pure race autoritaire ; ... " (Libertaire n° 16, idem.)

17°. " Juin 48, le premier soulèvement exclusif du Prolétariat, commence la série des éclairs sociaux précurseurs de la Révolution libertaire. " (Libertaire n° 18, La Guerre civile ; CL, p. 226.)

18°. " C'est le plus grand nombre qui, par sa fermentation, le pousse hors du fumier civilisé, et lui impose de traduire par la parole ou la plume ses aspirations libertaires éparses dans le cerveau de tous. " (Libertaire n° 18, Les Idées.)

19° et 20°. " Ce qu'il faut enfin (révolutionnaires italiens), c'est proclamer à la face de tous vos droits humains, votre volonté libertaire ; c'est déclarer la Révolution, du Vésuve à Venise, de l'Etna au Saint-Bernard, la Révolution anarchiste et sociale. (...) c'est à Rome qu'il faut frapper un coup. Aux armes, donc! et, au chant de quelque Marseillaise libertaire, faites un nouveau ‘‘massacre des Suisses’’ ; qu'un sang impurcelui des mercenaires français – abreuve vos sillons. " (Libertaire n° 19, Le Talion.)

21°. "  On le sait pourtant, pour anarchiste qu'il soit, le Libertaire n'est pas un orthodoxe de l'école de Proudhon, ce grand mâle et père, – mais un fils rebelle, un schismatique ; il confesse l'affranchissement de la femme comme l'affranchissement du prolétaire, la délivrance de tous les ilotes. Honni soit qui pense à protéger ou à servir! " (Libertaire n° 21, M.*** et le Libertaire.)

22°. " (...) c'est un homme qui a des velléités socialistes, mais qui est encore trop bourgeois pour être socialiste-anarchiste (...). Jusque-là, il me permettra de douter de son radicalisme libertaire. " (Libertaire n° 21, idem.)

23°. " S'il (Fourier) avait été plus fraternitaire, plus égalitaire, plus libertaire, et que, au lieu de couronner des rois dans tous ses groupes et dans toutes ses séries, il les eut décapités par le raisonnement, cette décapitation, loin d'empêcher l'harmonie, eut été, au contraire, le seul moyen de la faire naître, et se développer, en supprimant tous les discords. " (Libertaire n° 22, L'Organisation du Travail, I.)

24°. " Quand la grappe de raison a fermenté dans la cuve, elle produit le vin, ce rouge fluide qui échauffe et vivifie ; quand la grappe de sueurs (sueurs rentrées et vendangées par d'autres) a fermenté sous le crâne du forçat de l'atelier, elle produit l’idée libertaire, cet autre fluide de feu. Qui a bu de ce fluide boira d'une soif inextinguible. " (Libertaire n° 25, Le Pourquoi.)

25°. " Que demain Paris révolutionnaire et social se dresse debout encore sur son tertre de pavés,. les bras noirs de poudre et les idées au vent, et demain tous les peuples d'Europe feront chorus avec lui. Ceux qui aujourd'hui, en Italie et ailleurs, se disent patriotes et libéraux, se proclameront cosmopolites et libertaires. Au drapeau de l'indépendance nationale succédera comme par enchantement le drapeau du socialisme universel. " (Libertaire n° 25, Constantinople et Jérusalem.)

26°. " Si, nous qui nous disons révolutionnaires-anarchistes, nous avons réellement conscience de la réalité de notre principe, nous ne devons pas craindre, avec ce système transitoire qui tient au passé par l'arbitraire légal et à l'avenir par l'exercice fraternitaire, égalitaire et libertaire de nos facultés morales et intellectuelles, d'être ramené à l'absolutisme ; toutes les chances, au contraire, sont pour l'anarchisme. " (Libertaire n° 26, L'Organisation du Travail, III.)

27°. " Mais – quelle que soit la ferveur des libertaires – les ignorances populaires amoncelées, les montagnes de préjugés ne se sapent pas, comme un trône et une dynastie, en trois jours ; on ne passe pas instantanément de l'autorité à la liberté, des ténèbres à la lumière : il y a une transition qui s'appelle le crépuscule ou l'aube, la démocratie ou la législation directe et universelle. " (Libertaire n° 27, idem.)

28°. " La vieille société reprendrait instantanément le dessus, elle qui possède la science de la veille, la stratégie autoritaire, si la société nouvelle, ayant en main le glaive insurrectionnel, n'y joignait la science du lendemain, la stratégie libertaire. C'est peu, comme l'antique Spartacus, de briser ses chaînes : il n'en faut point garder les anneaux rivés aux poignets ! " (Libertaire n° 26, idem.)

29° et 30°. " (...) si le Nord ne l'arrache (l'esclavage) de ses flancs en employant le fer et la flamme, la pensée et l'action libertaire (... ). Ecoutez donc ! car, si vous n'avisez selon la logique libertaire, ce que j'ai à vous dire, ce sera de l'histoire demain. " (Libertaire n° 27, La Question américaine.)

31°. " Il y existe bien (aux Etats-Unis), comme sur le vieux continent, des éléments révolutionnaires, mais à l'état latent et parcellaire. Les hommes d'un libertarisme militant y sont en infime minorité. Jon Brown, une de ses courageuses exceptions, fut, comme vous le savez, pendu aux applaudissements des esclavagistes, et, ce qui est plus triste encore, renié par la grande majorité du parti qui passe pour abolitionniste. " ( " Une lettre de Joseph Déiacque à Pierre Vésinier, New York, 20 février 1861 ", publiée par Arthur LEHNING dans le Bulletin of the International Institute of Social History, Amsterdam, 1951.)


 

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