Ouverture

Dans une lettre ouverte à Proudhon, apparaît pour la première fois un vocable de l'invention de Joseph Déjacque, ‘‘libertaire’’ : " Anarchiste juste-milieu, libéral et non LIBERTAIRE… " (mai 1857).

L'objet polémique en est le statut social de la femme, sujet alors largement débattu. Proudhon assignait aux femmes le rôle de mère au foyer se consacrant à sa famille, soumise à l'époux dans un couple monogamique rigide (le mariage chrétien laïcisé), peu instruite et interdite de participation à la vie publique. Déjacque, qui évoluait à la veille de Février 1848 dans une mouvance saint-simonienne, lui oppose un point de vue féministe (le terme n'est pas anachronique). Mais il manifeste une telle envie d'en découdre d'homme à homme – une sorte de meurtre du Père ! car ne doit-il pas à la lecture de Proudhon l'essentiel de sa formation politique… – qu'il en disqualifie d'emblée l'adversaire féminin, Jenny d'Héricourt. Il ne la connaît que par des citations tronquées : vivant à la Nouvelle-Orléans, il a difficilement accès à la production éditoriale française.

Forte personnalité que Jeanne-Marie Poinsard, alias Jenny d'Héricourt (Besançon 1809 - Paris 1875), d'abord institutrice, jeune femme séparée réclamant le rétablissement du divorce. Elle publie des romans, sera communiste icarienne (Cabet), étudie la médecine homéopathique, deviendra sage femme. En 1848-1849, elle appartient au noyau dur des féministes révolutionnaires. Elle collabore à partir de 1855 à de nombreux périodiques, notamment à une revue philosophique italienne libérale, La Ragione, ainsi qu'à la Revue philosophique mensuelle de Charles Fauvety, où, dans le numéro de décembre 1856, est publié son article, ‘‘M. Proudhon et la question des Femmes’’, qui déclenche la polémique. Proudhon lui réplique sous forme d'une lettre dans le numéro de janvier 1857 de la même revue (pp. 142-148).

Un extrait de l'ouvrage de Jenny d'Héricourt, La Femme affranchie, réponse à MM. Michelet, Proudhon, E. de Girardin et autres novateurs modernes (Bruxelles, A. Lacroix Ed., 1860, 2 vol. in-18, 229 + 288 p.) donne un aperçu de ses idées : " Mon but est de prouver que la femme a les mêmes droits que l’homme. De réclamer en conséquence son émancipation ; enfin d’indiquer aux femmes qui partagent ma manière de voir, les principales mesures qu’elles ont à prendre pour obtenir justice. Le mot émancipation prêtant à équivoque, fixons-en d’abord le sens. Emanciper la femme, ce n’est pas lui reconnaître le droit d’user et abuser de l’amour : cette émancipation là n’est que l’esclavage des passions ; l’exploitation de la beauté et de la jeunesse de la femme par l’homme ; l’exploitation de l’homme par la femme pour sa fortune ou son crédit. Emanciper la femme, c’est la reconnaître et la déclarer libre, légale de l’homme devant la loi sociale et morale et devant le travail " (p. 6 et 7). A la suite, entre autre, d'une traduction en anglais de La Femme affranchie en 1864, elle gagnera les Etats-Unis et y séjourne jusqu'en 1872, collaborant avec les féministes américaines.

Proudhon eut également affaire à une autre – et fort jeune, elle avait dix-huit ans – adversaire féminin, Juliette La Messine, alias Juliette Lambert, alias Mme Edmond Adam (1840-1936), auteur d’un vigoureux pamphlet, Idées anti-proudhoniennes sur l’Amour, la Femme et le Mariage (Paris, Alphonse Taride Ed., 1858, in-18, 196 p.). On y rencontre des idées vives : " Et d’abord, il n’est pas vrai que l’amour n’ait pour but que la reproduction. Le but de l’amour est dans l’amour même, c’est-à-dire dans le bonheur qu’il promet et qu’il donne " (p. 32) ; " Il faut qu’elles [les femmes] deviennent productrices. Le travail a seul émancipé les hommes , le travail seul peut émanciper les femmes. " (p. 100). Mais aussi une prudence toute bourgeoise : " la Révolution [de 1789] a effacé, en principe, les différences de condition entre les hommes. C’est aussi en principe qu’il s’agit de les effacer entre les sexes. Faisons-nous d’abord une idée juste des droits de chacun ; il appartiendra ensuite aux générations futures d’entrer dans la voie de la réalisation, en augmentant par l’éducation le nombre des intelligences majeures dans l’un et l’autre sexe et dans toutes les classes sociales " (p. 174, note 1).

On le voit, la controverse dans laquelle s'insère le texte de Déjacque ne prend sens qu'à la replacer dans un débat qui s'entend en bruit de fond durant tout le XIXème siècle, et au delà. Un débat sur un double plan : celui du statut des femmes dans la société moderne, capitaliste et industrielle, et celui de l'aspiration utopique à ce que, au risque d'anachronisme, on appellera une ‘‘libération sexuelle’’, ou plus simplement la liberté amoureuse.

De l’être-humain mâle et femelle. Lettre à P.J. Proudhon

Première édition : La Nouvelle Orléans, mai 1857

Unique réédition : in Economies et Sociétés, tome VI, n° 12, décembre 1972


 

[article à imprimer]
  [sommaire des écrits]  [accueil]